Les quelques personnes sur lesquelles la Borgne gardait son oeil étaient toujours présentes. Certaines voudraient sans doute s'en aller, mais Gabrielle leur avait assuré que personne ne viendrait ici. Après avoir retiré les carreaux, profitant des derniers effets de sa potion, elle avait glissé à l'étage différentes couvertures que Lucinda utilisait en lanjis. Elle formait au fond de son lit un Khuzdul de Proncilia tant elle ajoutait des couvertures. Une fois cette histoire finie elle lui en offrirait d'autres, elle comprendrait. Elle éventra son propre matelas pour faire des tapis de plumes au-dessus des couvertures et donner un semblant de confort aux nouveaux habitants.
Puis, ne supportant plus de les entendre, envoya la Borgne qui inspectait son alambique avec un regard louche, les accompagner à l'étage et répondre à leurs questions et les soigner de la fumée.
C'était son idée, qu'elle assume. Une fois seule, parce qu'on oubliait Cassandre qui vegetait à côté de la fenêtre, le regard fixe et figé sur l'école de magie. Les points qu'elles avaient en commun inquietaient autant qu'ils ravissaient Gabrielle. Mais elle n'en dit rien et s'installa sur l'un des fauteuils en fixant la flamme de la bougie allumée devant elle. Le bandage poissait de sang et elle peinait à avoir l'énergie d'en cautériser la plaie.
« C'est le sien. » avoua-t-il avec un coup d'oeil pour l'escalier.
Il s'était arrêté sur le pas de la porte, le casque dans son gantelet, repoussant de précieuses secondes le moment de le remettre et de la quitter. Il n'avait qu'acquiescé à ses remarques sur son voyage à venir, parce que tous deux savaient qu'il aurait dû être le sien, si elle n'avait pas été gravement blessée. N'importe qui d'autre se serait depuis longtemps effondré, mais elle se tenait debout devant lui, souriante et l'esprit acéré derrière son regard embué par les remèdes ; un roc, fissuré de toute part, par les trop nombreuses lames que le fils de Danava lui jetaient, et pourtant toujours là, à lever le majeur face aux tempêtes. Il en venait à oublier qu'elle faisait une bonne tête et quelques dizaines de livres de moins que la plupart de leurs ennemis, ou qu'elle était bourrée de défauts d'armure entre ses pièces disparates, aussi brutes que ses expressions. Pour la première fois depuis plus d'un an, alors que même les démons n'étaient pas parvenus à provoquer un tel sentiment, Nils sentit une vague d'inquiétude le gagner. Ses lèvres se pincèrent, et il s'attarda une énième fois sur ses traits d'une finesse suprenante, soudain assailli de doutes sur la marche à suivre. Il aurait dû lui faire confiance, comme elle le méritait, mais ces invitées dont elle endosserait la responsabilité malgré ses blessures, tandis qu'il partirait trop loin pour lui prêter main forte, eurent raison de son impassabilité. Usant du peu de délicatesse qu'il avait réussi à épargner de l'armée, il l'entoura de ses bras, et, la tempe appuyée contre la sienne, lui souffla :
« Toi ; fais attention à toi. »
Le capitaine s'écarta peu après, coupant court à l'instant volé. Il renfila le heaume et en rabaissa la visière, avant de tourner les talons et de sortir ; mais non sans un dernier regard pour la maison, et Gabrielle.
Ce qui lui tenait le plus à coeur, parfois ne tenait qu'à peu de choses. Son flanc la faisait souffrir et chaque pulsation de son coeur incendiait la plaie à son épaule. Sans compter les contusions que le souffle de l'explosion avait provoqué qui apparaîtraient en des marques bleutées. La certitude, pourtant, de ne pas se savoir seule en soulageaient les sensations. De ses souvenirs, sa mère parfois la prenait dans ses bras, quand ça n'avait pas été quelconques leçons de vie distribuées avec élan par la paranoîa de sa mère.
C'était Gaby et ses deux soeurs qui lui avaient appris autre chose, encore que l'une des deux n'en supportait pas un quelconque contact. Les marques avaient fini d'éloigner le reste, chaque instant où elle aurait pu devenir quelqu'un à part entière s'était fait écraser sous le poids de la culpabilité.
"Elle a ce qu'il faut, s'il se passe quelque chose de mal pendant le voyage. Il..."
Elle fronça les sourcils, les recommandations de la garde du corps lui brûlant les lèvres et balayant la quiétude. Elle prit une inspiration, lutta contre elle-même, contre l'envie de se retrouver avec elle, de ne plus avoir à penser à autre chose qu'à son bien-être. Ses yeux se plantèrent sur l'une des raisons qui la poussaient à faire mieux plutôt que de se contenter d'être. L'effort étira brièvement ses traits, jusqu'à ce qu'elle souffle du nez en secouant la tête.
"Vous vous en sortirez très bien. Peux-tu simplement saluer Gaby de ma part ?"
Elle se redressa, une sensation fantôme sur le visage qui étira brièvement davantage son sourire et finit par lui répondre.
"Tu comptes les acheter par l'estomac ?" Les discussions qu'elles avaient eu, dans leur jeunesse, avec Cassandre et l'or mal dépensé en biscuits et brioches, jusqu'à Abheleim finirent par dévoiler ses dents. "C'est le meilleur plan que tu aies jamais eu."
La moquerie n'importait pas tant qu'effectivement c'était une bonne idée.
"Si tu n'en prends pas pour Lucinda au passage, elle fera sans doute un scandale. Mais son sac pèse pour moitié en nourriture."
Gabrielle l'accompagna jusqu'à la porte, ne craignant pas qu'il se perde alors que la peur irraisonnée de le perdre malgré tout l'étreignait. Elle n'en montra pourtant rien et se contenta de lui adresser un dernier sourire et de lui souhaiter, à sa manière, bon voyage.
"Tape plus fort que les bandits, ça te fera du bien. Et prends soin de toi."
« Je n'emploierai jamais mieux mon temps qu'à l'aider. »
Dépourvue de sarcasme, la réponse lui était venue plus naturellement qu'un coup de heaume dans le crâne d'un ennemi trop hardi. Elles étaient quatre, à détrôner dans l'esprit du capitaine tous les conflits qui accablaient le royaume : les deux premières se trouvaient à l'abri, la deuxième devant lui ; et Lucinda. Si Nils se gardait d'idôlatrer l'empathe, il adorait la personne qu'elle était, et qu'elle poussait à devenir. Il s'autorisa un bref entrain à l'idée d'accompagner son amie jusqu'à sa ville natale, puis rendossa l'armure, alors que Daredjan tentait d'éclaircir le mystère que demeurait sa mère.
L'explication laborieuse de l'alchimiste lui apparut limpide : il l'écouta autant qu'il lut ses expressions, et ne comprit que trop bien cette haine pour l'armée. Dans d'autres circonstances, Nils aurait rétorqué qu'ils devraient en faire un jeu, à qui la détestait le plus, certain de ne pas perdre ; mais il ravala son ironie face à la mine consternée de Gabrielle, pour se reconcentrer sur elle, et elle seule. Il ne la détromperait pas : Nils n'appréciait que les gens qu'il connaissait, et avait passé la majeure partie de sa vie à les éviter ; la Borgne, Cassandre, l'est ne représentaient que les proies d'un mal que le soldat voulait affamer. Il n'était pas à leurs côtés, pas plus qu'elles ne seraient du sien.
Il s'apprêtait à répondre quand Daredjan déposa sa main sur son bras. Pourtant anodin, ce geste le coupa dans ses réflexions, et le capitaine la dévisagea alors qu'elle conservait menton baissé. Il n'en pensa rien, mais parce qu'il n'éprouvait pas le besoin d'y réfléchir ; ni à ses raisons, ni à sa réaction. De son autre gantelet, Nils effleura ses mèches d'ébène, puis se pencha en avant. Il embrassa son front, et tenta d'accrocher son regard, chuchotant :
« Dis-leur simplement que je repasserai demain matin, pour vous amener quelques brioches de John. »
Il aurait tant voulu profiter de l'instant qu'il manqua de s'y perdre, mais se redressa malgré tout, prêt à reprendre son heaume et toutes les préoccupations qu'il renfermait pour partir guider quelques voyages, à Sonak et bien en-deçà.
L'idée de savoir Lucinda escortée durant un voyage jusqu'à Sonak par Nils provoqua un blanc dans l'esprit de Gabrielle. Il n'était dû ni à un manque de confiance, bien que des mois plus tôt imaginer son amie protégée par quelqu'un d'autre qu'elle aurait été inenvisageable, ni à une quelconque jalousie. C'était plutôt la situation de voir Nils et elle aussi longtemps ensemble. Elle détailla ses traits en quête d'une quelconque appréhension mais même si le soldat avait laissé tomber sa mine soigneusement neutre qui l'irritait, elle n'en décela aucune. La scène imprimait un sourire sur ses lèvres et la certitude que Jill n'y verrait aucun inconvénient apaisa ses dernières craintes.
Plus encore, cela pourrait lui permettre de s'assurer que sa propre famille se portait bien et, si le soldat lâchait suffisamment longtemps la bride, peut-être de leur expliquer la situation. D'aucune manière Gabrielle voulait s'immiscer dans ses histoires de famille sans y être invitée, il avait pris la décision de protéger les siens par ignorance et elle ne s'y opposerait pas. Lentement, elle acquiesça avant qu'il ne reprenne et referma le bocal.
Les propos suivant firent fondre le sourire amusé, que seule sa folle de mère aurait pu qualifier d'attendri, et finalement une mine interrogatrice s'épanouit sur son visage. L'élève du Chacal du Roi avait baissé sa garde et laissait bien volontiers son visage parler à la place de ses mots au soldat ou à Nils, soulagée de ne plus avoir à contrôler ses propres émotions pour en préserver quiconque, elle en estimait les saveurs autres que la colère qui avait failli détruire son amitié auprès de Jill.
« J'apprécierais que tu l'y accompagnes et je pense qu'elle aussi, mais ça ne risque pas de te prendre trop de temps ? »
Une denrée précieuse pour celui qui du mot congé ne connaissait que les cons qu'il virait de son bureau. Un maigre sourire fâna avant qu'elle n'eut le temps de s'arrêter sur sa plaisanterie.
« Tu es libre d'aller leur parler, elles t'écouteront mais je sais pas si elles entendront ce que tu as à dire. La tension... Les problèmes... » Elle buta sur les mots, un instant, certaine de l'idée qu'elle voulait exprimer mais sans savoir comment. Gabrielle s'octroya quelques secondes de réflexion en buvant une gorgée de l'eau qu'il lui tendait. « Une aide ne peut pas effacer... Tout le reste. Et tu restes un membre de l'armée. Un ennemi. Un allié de l'ouest, et si la maison n'avait pas explosé, aucune n'aurait accepté de venir ici. »
L'est était une huile crasseuse et l'ouest une eau empoisonnée. Les deux ne se mélangeaient pas ; une leçon de sa mère et de toutes les personnes qu'elle avait croisé jusqu'à ce que le temple la punisse pour le crime. Une part d'elle était encore certaine qu'il aurait plus tôt fait de lui pardonner les meurtres commis que le vol d'une épée qui n'avait plus fait couler le sang des ennemis de la justice depuis des siècles. L'ouest préférait le matériel aux gens, et parmi les monstres qui habitaient l'est, les plus terribles étaient sans doute ceux qui pensaient comme eux.
« Elles ont leur propre objectif, et il n'a rien d'une promenade. Au contraire. Je t'aiderais, bien sûr. Je ne peux pas laisser ce genre de choses arriver, je ne peux plus, se corrigea-t-elle épuisée par une moralité ramassée entre deux meurtres involontaires. »
Elle reposa le verre et tendit la main vers son bras, son rythme cardiaque se préparant à un combat, altéré par les potions bues, jusqu'à la poser sur celui-ci.
« Tu veux leur parler de l'évacuation ? »
Le regard dirigé vers sa main, Gabrielle songea avec une grimace sarcastique qu'elle hésitait bien moins à porter des coups qu'à avoir un simple contact physique avec quiconque.
Une partie de ses pensées prirent le large, par-delà Mirène, à la mention d'affaires à Minghelle. Depuis quelques mois désormais, depuis la prophétie, huit masques et pattes riquiqui, le capitaine ne pouvait s'empêcher de se soucier de tous les maux qui agitaient Vesperae, même hors de ses frontières. L'hypocrisie de vouloir convaincre Gabrielle de les laisser à d'autres le frappa aussi clairement que sa gauche, et il la laissa récupérer son arme, tandis qu'elle évoquait un instant de paix.
Nils vit ses traits se détendre, un sourire éclore sur son expression brute, et le reste de son esprit concocta une toute autre imagerie, de plages débarrassées de leurs crabes et de nids à l'abri des corbeaux, au milieu de champs sans batailles. Détaché de son heaume, il continuait d'entendre ce bruit blanc, cette petite voix qui murmurait au choeur des hurlements de tomber l'armure avec les restes de ses frères, soustraire l'alchimiste à la guerrière, et le poussait à s'en sortir. Il épousait un peu plus ce sentiment à chacune de leurs rencontres, mais le soldat ne pouvait concrétiser ce rêve ; pas tant que des démons sillonneraient leurs terres. Pas tant que quelqu'un, quelque part, oublié de tous, souffrait de l'inaction des gens de bien. Il avait vécu la majeure partie de sa vie renfermé sur lui-même, mais aujourd'hui il les voyait, les entendait, sentait leur peine, partout où il marchait, des venelles de la capitale aux domaines éthérés, et il ne pouvait pas les ignorer. Nils en revint à Daredjan, ironisant intérieurement qu'il devrait, une énième fois, demander conseil à Lucinda pour garder les idées claires, pendant qu'elle parlait de leur mère à toutes les trois. Sa comparaison l'amusa, et il n'eut aucun mal à imaginer la terreur qui arrivait à tempérer les ardeurs des redoutables Jill et Gabrielle.
« Veux-tu que j'emmène Lucinda la retrouver ? Je suis certain que je gagnerais à la rencontrer. »
La remarque était moqueuse, mais la question sérieuse. Malgré ses divagations, le coup d'oeil de Daredjan pour l'escalier ne lui avait pas échappé, et s'il ne comptait pas fouiller dans leurs passés, son inquiétude face aux Sgurzs rendait l'interrogation pressante. Elle suivait le plan du capitaine, dans ses grandes lignes : plutôt que d'essayer d'apprendre la subtilité des loups noirs, plus occupés à rejoindre les rangs ennemis qu'à libérer une seule ville en plus de quinze ans, il continuerait d'évacuer les innocents, jusqu'à laisser le champ libre au soldat.
Nils inspecta de nouveau l'épaule de Daredjan, badigeonnée d'onguent, puis reprit :
« Quelle que soit ta décision, il faudra que l'on reparle, dès que tu seras d'attaque. On retrouvera d'abord l'enfoiré qui a osé vous attaquer, mais ensuite, il n'y a effectivement qu'en toi que j'ai pleine confiance pour débarrasser la cité de toutes ses saloperies. » Et avec un autre regard pour l'étage, le capitaine termina : « Il faudrait aussi que je leur parle, si elles veulent bien m'entendre... et si tu es d'accord. »
Elle ne l'aurait pas empêché de discuter avec la Borgne et Cassandre, mais il ignorait ce qu'elle pensait de les voir s'enliser dans cette guerre. Nils versa un autre verre d'eau, et lui tendit, observant sa réaction.
Le soldat fit son apparition mais si Gabrielle aurait pu prendre personnellement sa réaction, elle n'en fit rien. Elle l'observa aux prises avec son besoin de garder ceux qu'il aimait du danger qu'il côtoyait chaque jour. La brûlure tapissait son palais d'un goût cuivré, et elle se tut, ravalant ses excuses. Elle se contenta d'observer son arme, persuadée qu'il ne lui porterait aucun coup.
Si c'était faux, en tout cas, ce ne fut pas cette fois là. Elle se contenta d'écouter ses aveux et acquiesça non sans se demander comment le soldat avait convaincu les têtes encore plus dures qui composaient les siens. Peut-être était-ce l'inquiétude de Nils qui avait fini par les persuader de prendre congé de la situation.
À l'écoute de ce qu'il avait à dire au sujet des loups blancs, tout Sentraneau qu'ils étaient, Gabrielle laissa quelques bribes d'un orgueil nouvellement acquis prendre place. Le premier avait revêtu le visage de l'homme qui lui faisait face et, face à la peur, avait tout fait pour l'aider. Les autres avaient souffert des afflictions des mages noirs. Le respect naissant qu'elle avait pour eux ne pouvait pas effacer qu'elle les avait vus plus souvent blessés que l'arme au poing. Si elle faisait une exception pour celui face à elle, ils restaient des soldats ; Gabrielle avait été trop souvent enfermée pour leur faire une quelconque confiance, ou pas assez.
« Les Sybarites. S'il y a des preuves et ce que tu me dis, cela donnera l'occasion à Faern'aral de venir. Peut-être. Je crois qu'ils ont dû se déplacer après mon départ. Une affaire qui nécessitait leur attention à Minghelle. »
Elle ne se souvenait plus du détail, se rappelant avec quelle précipitation elle avait récupéré toutes ses affaires pour se rendre là où l'on menaçait sa famille, quand bien même elle lui en voudrait pour ce qu'elle lui avait infligé. D'une main récupéra sa dague des siennes et la reposa sur la table.
« Tu aurais dû venir avec moi, à Argelas. C'est loin d'être paisible mais ça t'aurais donné l'occasion de prendre des congés. » Sans y croire vraiment, elle parlait de pause et de congés, mais elle comprenait peut-être le soldat, finalement. Peu prêt à laisser d'autres endosser ses responsabilités, quand on voyait Anders c'était compréhensible. Elle sourit un peu. « Je suis heureuse de te revoir aussi. »
Puis elle étouffa un rire et reprit, un peu plus bas et saisissant l'onguent pour l'appliquer sur sa blessure. Depuis ses discussions avec Galadriel, à sens unique, elle avait pu recueillir quelques informations sur les plantes et avait changé sa recette. Aussi l'odeur s'en retrouvait altérée, légèrement différente.
« La mère de Jill. Gaby. C'est un peu...» Elle leva les yeux vers les escaliers, hésita un instant avant de se décider. « Notre mère à toutes les trois. En tout cas, elle nous engueulait ou nous consolait que comme une mère sait le faire. » Son regard oscilla sur les traits de Nils et un sourire étira ses lèvres. « Et elle a encore plus de répondant que toi. Poings mis à part. »
L'odeur de chair brûlée le rappela aux charniers ; un instant, les souvenirs qui hantaient ses nuits envahirent l'esprit du soldat, avant que Gabrielle ne les repoussât en mentionnant sa famille. La dague toujours pointée vers elle, il rétorqua, glacial :
« Il n'y a personne, de mon côté. »
Nils se radoucit aussitôt, se rendant compte de son geste. Fixé sur son épaule, plus pour éviter son regard que vérifier son état, il avoua dans un souffle :
« Je les ai envoyés loin du front. »
Le capitaine s'en était assuré dès la découverte du cadavre de loup-garou dans la cité, parce qu'il ne connaissait que trop bien la suite des évènements ; tout comme ceux impliquant des mages noirs. Avec un soupir, il répondit :
« Les loups blancs comptent quelques membres de confiance, à commencer par la soldate Sentraneau. » Il releva brièvement le nez dans sa direction, puis poursuivit : « Nous n'avons presque aucune piste, pour le moment ; essentiellement les Sybarites. Méfie-toi d'eux : par certains côtés, ils me rappellent la mora. »
Il sentit la frustration lui saisir la gorge tandis qu'il retombait dans le mutisme, les yeux tournés vers la blessure rougie sous ses sourcils froncés. L'histoire se répétait, pire encore, et chaque jour l'éloignait un peu plus du but que Nils avait si ardemment cherché pour donner un peu de sens à son existence. Ses propres épaules s'affaissèrent, mais le capitaine se reprit, et il se rencogna dans le dossier de sa chaise pour observer Daredjan. Elle était là, sa raison, aussi frappée fut-elle. Cassandre partie à l'étage, et sa plaie dans une condition acceptable, Nils se détendit légèrement ; il reprit, à voix basse :
« Peu importe les circonstances, c'est bon de te revoir. Tu m'as... beaucoup manqué. »
Puis ses sourcils se froncèrent de nouveau, et il demanda :
« La mère de Lucinda ? »
Elle se retint de hurler en sentant l'acier brûler ses chairs, ses dents grinçaient de l'effort qu'elle fournissait pour résister à la douleur. Le poing fermé, elle regretta de ne pas avoir pris quelque chose à mordre pour l'étouffer. Elle se tendait, détournant le regard de la lame pour la planter sur Nils. Depuis sa jeunesse, des choses bien plus douloureuses lui étaient arrivées, mais elle avait beau ne laisser rien paraître, ça lui faisait un mal de chien.
Cassandre elle-même présente finit par monter à l'étage, préférant encore les prostituées trop bavardes aux cautérisations à l'odeur de porc qui brûlait. Non pas qu'elle se serait permis un quelconque commentaire, elle n'était pas chez elle, ici.
Gabrielle se recula, lorsqu'elle estima qu'elle ne pouvait plus en supporter davantage et attrapa le verre de sa main libre pour en descendre une longue gorgée. L'eau la rafraîchit, mais elle aurait sans doute donné beaucoup pour sa version alcoolisée.
Finalement, elle tourna à nouveau la tête vers lui, hochant la tête pour le remercier, incapable de le faire à haute voix. Il venait après tout de la brûler.
"J'peux pas les laisser à d'autres. Encore moins à eux." Gabrielle ne digérait ni le conseil des mages, ni le saque d'Abheleim. Il ne fallait pas se surprendre qu'ils contre-attaquaient. "Tout le monde est en sécurité de ton côté ?"
Elle avait spontanément parlé moins fort, sachant de combien de couches de secrets il enrobait sa vie personnelle. Il avait presque essayé de le faire avec elle ; mais on ne protégeait pas une garde du corps, c'était une insulte. Et Gabrielle prenait bien volontiers pour insulte tout ce qui ne l'arrangeait pas.
Le soldat ne réagit pas à la remarque de Cassandre, parce qu'il ne voulait pas révéler, à d'autres ni même à lui, ce qu'il serait prêt à faire subir à tous pour une seule d'entre eux. De sa main libre, il trempa un morceau de tissu qui trainait sur la table, et écouta Gabrielle cracher sur le fantôme du porc de Proncilia. Il s'apprêtait à nettoyer le sang autour de sa plaie quand elle mentionna Lucinda. L'évocation de sa mère interrompit son geste ; Nils la regarda, perplexe, mais ne dit rien : il n'en parlerait pas en présence de la pugiliste.
Ses yeux plongés dans les siens, il demeura immobile tandis que Daredjan s'épanchait sur son passé trouble. Il vit son regard miroiter des éclats de souvenirs que le capitaine ne sut interpréter, avant que sa colère ne les balayât, et l'observait encore quand elle détourna la conversation vers les mages noirs. Le sang qui s'écoula de son épaule le rappela à l'instant présent ; le soldat l'essuya autant que possible, puis délaissa le chiffon devenu écarlate pour poser son gantelet sur son épaule valide, dans un geste lent, presque délicat. De l'autre, il approcha doucement la dague, et pencha la tête vers elle, mumurant plus qu'il ne parlât :
« Ils seront l'affaire des blancs et des mages. Concentre-toi sur ce qui est important pour toi, Daredjan, et n'oublie pas que quoiqu'il arrive, je serai là si tu en as besoin. »
Nils ne jugerait personne, encore moins sur leur passé, et surtout pas elle. Il lui avait dit, et cette vérité pourrait être colportée par les paladines de Zandaros : il se moquait de ce qu'elle avait pu être autrefois, parce qu'il aimait sincèrement ce qu'elle était aujourd'hui. Avec encore un autre sourire, dont le soldat avait depuis longtemps perdu le compte, il resserra sa prise, et appuya la lame brûlante contre sa plaie.
Une part au fond d'elle espérait qu'il se trompe, qu'elle ne découvre jamais sous les sourires avenants des étranges compagnons de Faern'aral des meurtriers qui, un jour, pourraient s'en prendre à celles qu'elle chérissait peut-être même en partie à cause de leur magie. L'idée, aussitôt effleurant son esprit, fut repoussée par l'intolérance crasse de celle qui n'en avait vu que le macabre spectacle. Balayée par son propre braquemard qui tranchait en deux des Fenris et des Elenwë, par le regard froid d'une mère qui avait échoué sur tous les plans et d'un père affublé de conceptions plus importantes sur des rêves que sur le présent des siens. L'idée ne parvenait jamais à germer bien longtemps, comme si à chaque fois qu'elle parvenait à sortir de terre, la glace la couvait puis la tuait.
Le temps passé avec les elfes, au-delà de la faire penser bien trop souvent aux plantes, lui permit de simplement accepter qu'elle ne soit pas prête et peut-être ne le serait-elle jamais. Au moins, elle essayait.
A sa remarque, elle fronça les sourcils, persuadée qu'il avait parfois besoin de se défouler mais également convaincue qu'elle gagnait mieux qu'elle perdait, il avait effectivement des coups à rendre. Celui du heaume avait été un peu violent, mais il ne lui en avait presque pas tenu rigueur. Elle acquiesça et finit par écarter le bandage de son épaule gauche et les morceaux imbibés qui avaient commencé à sécher de sa tenue se craquelèrent en une poussière brune. Sa maison étant déjà souillée par la cendre et l'odeur de fumée qui imprégnait les vêtements, elle ne les suivit pas jusqu'au parquet du regard mais ne s'empêcha pas de râler sur le nettoyage qu'elle devrait faire.
Le carreau avait percé son épaule, et comme depuis le début de sa vie, avait soigneusement évité les articulations qui lui auraient fait perdre l'usage de son bras. Une providence dans ce monde. Une part d'elle espéra que le carreau ait définitivement souillé le symbole de l'hérésie, si elle avait été plus proche de sa mère, en lui montrant, elle aurait sans doute apprécié l'ironie.
Cassandre finit par quitter sa contemplation en jetant un regard au capitaine qui voulait brûler la ville. Son oeil unique le fixait sans lâcher les flammes qui brûlaient encore à l'intérieur de son crâne. Elle se racla la gorge puis articula. "Si la ville brûle, nous brûlerons avec elle." Puis son regard coulissa vers l'école de magie qui avait sans doute dans ses rangs d'autres Ethan, se surprenant à souhaiter qu'ils ne soient pas Brehen. "J'ai rien contre les connards qui brûlent, conclut-elle un rictus déformant les cicatrices de son visage."
La chasseuse quant à elle se contenta de le fixer, la discussion était toujours complexe avec Cassandre et, une chose était certaine, Gabrielle accepterait de plonger tête la première pour elle. La mention aux Sgurzs la raidit, les bouchers étaient là, le reste viendrait. S'en douter et en avoir la confirmation étaient deux choses bien différentes, constata-t-elle en sentant son palais s'assécher. L'alcool obscurcissait ses souvenirs et Gabrielle douta de lui avoir révélé ce qui l'avait réellement fait rejoindre les Sgurzs. Elle douta même qu'aujourd'hui encore, ils ne parviennent pas à retrouver la gamine esseulée qui avait tant voulu leur plaire.
"La mort du gros Hornec aura foutu plus la merde que sa vie, et ce n'est pas peu dire." Elle songea à s'arracher elle-même le sceau de son épaule, à se venger du Temple qui avait salué ses funérailles. Le feu couva pour dissimuler ses peurs, éloigna les spectres des visages amicaux pour lesquels elle aurait finit sur la liste du soldat face à elle. La garde du corps ignora ses états d'âme et prit la première décision qui s'imposait. "Lucinda devra retourner voir sa mère, s'ils arrivent en ville. Ils finiront par comprendre, ils ne sont pas si cons."
Un batiment avec elle, une shaamah et une grande blonde longiline ? Si Lucinda se promenait parfois à Abheleim avec des cheveux bariolés, ce n'était pas la même chose que d'avoir le trio face à soi.
"Je connais leurs méthodes." Ses promesses de silence démangèrent son épaule droite, rappelant que même les traîtres retenaient parfois certaines choses. "J'aurais préféré ne pas m'impliquer là-dedans, j'ai pas envie de remuer la merde que j'ai laissé derrière moi. Tant pis pour eux, je vais pas les laisser faire payer l'est pour leurs conneries."
Les vieilles habitudes Sgurzs de Daredjan refirent surface face au soldat qui promettait de venger ses habitants.
"Les Sgurzs sont chez eux à Abheleim, mais ici c'est Proncilia et ils n'y sont pas les bienvenus." Elle tourna le regard vers la bougie, s'y accrochant quelques instants, aux prises avec ses propres souvenirs. "Ni les autres d'ailleurs. Il paraît qu'y'a eu des histoires de mages noirs ?"
Gabrielle serra ses mains entre elles, provoquant un peu de sang qui s'écoula de son épaule, mais elle continua jusqu'à ce que ses jointures blanchissent. Face à la peur des autres, elle avait finit par tous les haïr et aucun de ses schémas de pensée n'impliquaient la peur de sa propre réaction face aux Sgurzs.
« Tu te rendras plus souvent compte que j'ai eu tort. »
Il l'avait écoutée, le regard baissé vers la lame qui s'échauffait lentement dans sa main, relevant parfois le nez pour apprécier ses réactions. "Buter tous ceux qu'elle a fait chier". Le capitaine n'avait pu retenir un troisième sourire, lui qui s'en gardait depuis des semaines. Ce plan lui plaisait presque autant que l'esprit qui l'avait conçu : un plan qu'il élaborait lui aussi, pour une toute autre Elle, étendu bien au-delà de la ville ; qui rejetait les objections d'âmes défaites, mais se heurtait également à celles innocentes. Ne souhaitant pas l'interrompre, il avait tû ses réflexions et remercié l'aide proposée pour les prostituées d'un signe de tête, malgré sa réticence à l'accepter : toute Jill qu'elle était, cette maison n'appartenait qu'à Gabrielle, et représentait sans doute un havre personnel, séparé même de Lucinda ; mais la guerre à venir l'emporterait avec le reste, et Nils devait se résoudre à ne jamais voir venir ce jour où ils profiteraient d'un moment de paix. Qu'aurait-il réussi à dire, de toute façon ? La fameuse arène serait effectivement un lieu plus approprié : il ne savait s'exprimer qu'en se battant, et tournait en rond.
Les menottes abjurées l'avaient libéré de ces élucubrations. Cette fois, c'était le soldat qui avait souri, aussi amusé par la satisfaction qu'il lisait dans le regard de la bretteuse de provoquer son envie. Le mépris que les frères de Zalfiel lui inspirait s'était effacé à la porte de la forteresse ennemie, devant l'efficacité de leurs combattants, et il ne douta pas qu'elle s'était montrée plus que capable de les rejoindre. Il l'admirait, pour cela : cette simple humaine mal dégrossie se hissait à la hauteur d'êtres millénaires, jusqu'à en faire tomber certains, prouvant à tous que l'acte était possible. L'idée terrible de l'amener face au scorpion lui avait arraché un autre rictus, avant qu'elle ne mentionna le serpent. Il n'avait plus souri, ensuite.
Nils releva la dague pour inspecter le métal rougi avant d'en revenir à Gabrielle. De la pointe, il désigna sa blessure, et prévint d'une voix neutre : « Prépare-toi : ça va piquer, surtout que j'ai des coups à rendre. » Il n'enroberait jamais la vérité avec elle, parce qu'il savait qu'elle tiendrait bon, quoiqu'il se produisît ; ou plutôt, il savait que l'alternative signerait son propre arrêt de mort, et qu'il était inutile d'y réfléchir. Le manche serré dans son gantelet, il déclara posément :
« Nous éviterons les massacres, cette fois, mais d'autres cadavres remonteront des égouts de cette cité pourrie avant qu'elle ne soit débarrassée de toutes ses ordures. Personne ne peut plus éviter la guerre et la mort ; pas même l'Eternel, et sûrement pas ce crétin de Martinier, mais je peux t'assurer deux choses, Gabrielle : la Borgne et ses filles n'en feront pas partie, parce que je brûlerai la capitale de Sa Majesté avant de le permettre... »
Le capitaine marqua une pause, inspirant brièvement, et poursuivit après un coup d'œil pour Cassandre :
« ... et quand les Sgurzs rejoindront le reste de la Triade, je serai là pour les recevoir, eux, l'Organisation, et même les loups noirs, avec tous ceux qui refusent de choisir entre un mal ou un autre. Je ne promettrai pas de débarrasser Proncilia de ses pègres, j'y arriverai ou non, mais puisque Donblas est mort, tu peux au moins compter sur moi pour rendre la justice à ses habitants. »
Il lui parlerait peut-être d'Anders, et des menaces l'entourant, lui et sa brigade, mais plus tard. Ses problèmes ne manquaient pas, d'un bout à l'autre de Vesperae ; il n'était pas utile de les évoquer maintenant, et encore moins de les faire peser sur ses épaules, qui saignaient déjà bien assez.
Les yeux tournés vers le gantelet, Gabrielle prit une brève inspiration et garda le silence à nouveau quelques instants. Le nom des bouchers l'avaient fait tiquer en entrant, trop de choses dans l'air lui rappelaient des souvenirs qu'elle avait pris grand soin d'ignorer jusque là.
Elle finit par lui tendre la dague, poignée en avant avant de rappuyer sur son flanc. "La seule option que je vois c'est de buter tous ceux qu'elle a fait chier. Et ils sont nombreux. Pas tant que la ménagerie n'aura pas dégagé de chez moi, en tout cas. Si t'as un moyen de les envoyer en sécurité, le temps qu'elles trouvent de nouveaux ennuis dans lesquels se fourrer, t'sais où j'habite." Et ce n'était pas qu'elle ne les aimait pas, même si Gabrielle avait un problème avec les catins de manière générale, mais plutôt qu'elle craignait qu'il y ait quelqu'un qui parlerait pour obtenir des avantages. La facilité avec laquelle son esprit se remettait dans le bain d'Abheleim à douter plus facilement des victimes que des bourreaux l'agaça. "On en profitera une prochaine fois. Faut vraiment être con pour vouloir combattre en ronde." Un vague sourire étira ses traits, peu amusé par la plaisanterie qu'elle avait fait, son regard s'éclaircit un peu pour autant à l'évocation des raisons de son départ. "J'ai des menottes abjurées." Son sourire s'étira un peu plus, jaugeant que c'était là un équipement que le soldat n'avait probablement pas. "Et des bolas, aussi, mais je suis à chier avec ça." Elle reprit une inspiration puis cessa de détourner son esprit vers des propos sympathiques pour en venir aux faits. "Leur éclaireur s'est moqué de moi, quand je suis arrivée, en me faisant faire des essais. J'ai réussi, évidemment, même si je savais qu'il se foutait de ma gueule." Elle baissa les yeux vers ses jambes, puis les détourna vers la bougie avant d'en revenir à Nils. "Il y a un des anciens esclaves de Danarius, parmi eux. Fenris. Je... J'ai essayé de parler avec lui. J'aurais voulu rester encore un peu, mais je devais revenir. Certains sont des mages, dans le lot. Pas que des abjurateurs. Je ne sais pas encore ce que je cherchais, mais j'ai trouvé quelque chose. J'attends de me tromper, de me rendre compte que tu avais raison, pour l'instant. Ca va."
Il aurait voulu se lever, récupérer son heaume et partir traquer le responsable lui-même, pour lui ramener sa tête, là, maintenant. Elle aurait certainement apprécié le cadeau, pourtant sans dorure. Mais les molosses de sang lui avaient rappelé un principe essentiel, et le soldat ne bougea pas, se contentant de reporter son regard sur celle qui comptait plus que le reste. Il aperçut, dans ses yeux, le miroir de sa colère, plus ardente encore, et lui sourit une seconde fois ; parce qu'il reconnut aussi la posture de la guerrière trop blessée pour se battre, mais peut-être trop idiote pour l'admettre. Quels que soient leurs rapports, on s'en était pris à sa famille, et cela Nils le comprenait, tout comme il comprit qu'il allait, ce soir, devoir être la voix de la raison.
Il se redressa sur sa chaise et se pencha en avant, tendant le gantelet en pointant la lame qui s'échauffait :
« Laisse-moi m'en occuper. Je ne voudrais pas que tu te... »
Le capitaine se rappela la présence de Cassandre, et ne termina pas sa phrase. Fixé sur Daredjan, il préféra baisser d'un ton, et répondit :
« Il ne sera pas seul à chercher, et j'adorerais t'inviter à recadrer la rondasse, aujourd'hui, mais cela attendra. Parle-moi plutôt de Faern'aral. Y as-tu trouvé ce que tu cherchais ? »
Il se surprit à l'espérer, sincèrement.
Gabrielle étouffa un rire qui étira sa plaie sur son flanc, avant de pester intérieurement. Ses traits se tendirent, grimaçant, puis tâcha de retrouver son sérieux. Autant que Gabrielle sache l'être une fois le danger passé. Chacun décompressait comme il pouvait. "La prochaine fois j'trouverai autre chose que de me faire saigner. Retourner l'arène rondasse, par exemple." Un mince sourire étira ses lèvres, puis le vit redevenir sérieux. Nils avait laissé place au soldat, pour peu qu'il sache parfois le faire. Elle repoussa la part déçue d'elle-même et écouta avec attention les informations qu'il lui transmettait. La chasseuse n'avait pas appris la tolérance, depuis son petit voyage au clan et elle jaugea à nouveau le soldat qui lui parlait du manoir Hertham où des Iphurnus avaient leurs entrées. Une nouvelle fois, elle expira, tendant de retenir les mots nés que de sa propre colère envers la magie. Mentalement, elle fit la liste de ce qui lui avait transmis, et profita quelques instants du silence et du calme, détendant progressivement ses épaules. "Elle s'est mis à dos pas mal de monde. Ils devaient pas savoir qu'elles étaient là, il y aurait eu plus de tireurs. Elles sont en sécurité, ici ; avec l'école de magie à côté, ils hésiteront à deux fois avant de tenter d'allumer un feu." Même aux yeux de Gabrielle l'école de magie importait plus que le Temple de Donblas à deux rues plus loin, cela signifiait la haute estime qu'elle apportait à ces deux rues. "Je pense qu'il n'y en avait qu'un. A deux, ils auraient au moins tué quelqu'un." Puis elle étira ses jambes, sous la table, s'affalant un peu plus dans la chaise. "Tu es sûr qu'il le trouvera ? A mon avis, il nous filera le premier connard qui le gêne, mais je ne l'ai pas beaucoup vu." Puis, elle reprit d'un ton un peu plus bas, son regard couvant de la colère qui n'attendait qu'une excuse pour flamber comme le taudis de son enfance, on avait attaqué sa mère à peine retrouvée et cela, elle ne le digérait pas. "Va savoir le nombre qui veulent sa mort. Peut-être pas assez pour faire ça, cela dit. Un carreau d'arbalète dans la tête aurait été plus efficace."
Sa prétendue nonchalance le fit sourire à son tour. Il inspecta le fil de la dague, puis releva les yeux vers elle et répondit :
« Rien d'important n'a changé, de mon côté : ce n'est pas parce que je t'ai plus souvent vue blessée qu'indemne que tu es obligée de te faire saigner pour que je vienne. »
Nils contempla une nouvelle fois ses traits et ses longs cheveux noirs, avant de laisser la place au capitaine, qui terminait de faire le tri dans ces informations. Se rencognant contre le dossier de sa chaise, il reprit la parole, d'un ton redevenu égal :
« Tu as dû entendre parler de la nouvelle pègre en ville. Le conflit devient une guerre ouverte. J'ai envoyé des hommes sur place, dont un à l'Organisation. Tu le connais : il fait partie de la longue liste de ceux à qui tu as sauvé la vie. Elle aussi l'a croisé. » précisa-t-il, désignant Cassandre sans se soucier de ses états d'âme, cette fois.
Il prit le temps de boire une gorgée, avant d'expliciter :
« Le type au chapeau. C'est une longue histoire, mais il travaille pour nous, maintenant. »
Le soldat détourna le regard vers les marches de bois, poursuivant :
« Si l'attaque vient d'eux, il trouvera les responsables, et on s'en occupera. En attendant, il faut que l'on parle des filles : il y a quelqu'un, à la commanderie, capable de les escorter hors de la ville, jusqu'au nord. Je comptais sur la Hertham pour les accueillir là-bas, avec Eléonore, mais je n'ai pas eu de nouvelles d'elle depuis. » termina-t-il avec une pointe de frustration.
Sa réponse se voulait de simples explications d'une stratégie élaborée avec les moyens à disposition, mais en son for intérieur, le capitaine n'ignorait pas l'étendue de ses failles : livrer des protégées de la Borgne à une soldate, pour les remettre ensuite à une mage liée aux Iphurnus, éclipserait sans doute bien vite le fait qu'il travaillait avec une ordure. Nils continua de fixer l'escalier, entendant sans les écouter les bruits qui provenaient de l'étage.
Gabrielle releva sa dague vers la flamme, attendant que l'acier rougisse. Ce qui, avec une bougie, pouvait prendre un certain temps, tant mieux, elle n'arrivait pas à se convaincre de le faire pour le moment.
Sa question la fit esquisser un mince sourire. Droit au but, sans tergiverser. Pourtant, elle reconnaissait à l'air neutre qu'il devait déjà mettre en place pour des mises à mort. Dommage qu'ils manquaient d'information. Son regard coulissa jusqu'à Cassandre et elle le remercia en prenant un verre d'eau avant de souffler à son amie d'enfance, aujourd'hui vague connaissance, qu'il y avait à boire.
Face à son absence de réponse, Gabrielle rarement formelle, détourna le regard vers Nils, sans s'en soucier.
« Probablement rien à faire. Elle a balancé du feu sur un agent de l'organisation. Je suppose qu'ils viennent rappeler que ce genre de conneries ne restent pas impunies. »
L'idée de voir sa mère mourir aux côtés de toutes les personnes qu'elle désirait protéger ulcéra Gabrielle, qui jouait de la mâchoire. Elle avait besoin d'une pelle pour l'assommer et la forcer à quitter les lieux. Mais, elle ne pouvait pas le faire, aussi évita-t-elle de répondre à une question dont elle n'avait aucune réponse sensée.
« Je crois que je l'ai touché. Mais j'ai pas bien vu. Il y avait trop de fumée. »
La dague rougeoyait, vaguement, sur un bord. Elle lui jeta un coup d'oeil et soupira entre ses dents serrées.
« Et toi, quoi de nouveau ? »
Il ne retira pas de suite son heaume : il lui fallait le temps d'encaisser le choc. Par la bénédiction d'Aariba, Gabrielle l'y avait bien entraîné, et il retrouva vite une présence d'esprit suffisante pour enlever son casque et se servir un verre. Il en versa deux autres, pour les blessées, un d'eau et l'autre de vie, mais ne dérangea pas Cassandre : elle regardait toujours par la fenêtre, et même lui n'était pas assez stupide pour tenter de la retourner.
Son attention revint à Daredjan, pendant que dans un coin de son crâne, le capitaine démêlait les implications de cette nouvelle. Il ne s'inquiéta pas outre-mesure de sa blessure, pourtant à l'apparence sévère : elle était plus solide que l'obsidienne et avait survécu à bien pire. Il s'attarda plutôt sur son visage, cherchant à déchiffrer vers quoi ses pensées se tournaient. Sa relation avec Ivriska demeurait un terrain inconnu, sur lequel il ne mettrait pas le soleret à moins qu'elle ne l'y invitât, mais il ne doutait pas que la réaction serait brutale. Avec un regard vers l'escalier, il ouvrit la bouche pour l'interroger sur l'état de sa mère, avant de s'interrompre : la question n'avait pas beaucoup de sens, en ce qui concernait la Borgne.
Nils hésita, cherchant des mots appropriés, comme toujours lorsqu'il se retrouvait ici, face à la bougie. De son côté, le soldat listait les coupables potentiels, et les mesures qu'il prendrait : si ses plans manquaient souvent de subtilité, celles-ci ne s'en embarrassaient pas. Il sentit peu à peu sa rage monter, et menacer l'équilibre précaire qu'il tentait de conserver, aussi délaissa-t-il ces questions pour demander de but en blanc :
« De quoi as-tu besoin ? »
Elle baissa les yeux vers le gantelet tendu, le dos raide avant de rabaisser son arme lentement. Gabrielle avait pour elle une certaine proportion à la fierté, pour peu que celle-ci soit mal placée. Les lèvres pincées elle prit une inspiration, la repoussant au fond de son esprit où traînaient les envies de meurtres, pour accepter son aide en retournant vers son fauteuil. Une fois assez proche de la table où trônait une bougie et une dague ainsi qu'un petit baume pour la brûlure. Avec un peu de chance, cette saloperie de carreau allait brûler le symbole de Donblas.
Une fois affalée dans une élégance que Jill lui avait volé.
« Quelqu'un a attaqué le taudis. Tout le monde est vivant, on est que trois à être blessées. »
Elle jeta un coup d'oeil à Cassandre, se gardant bien de vouloir cautériser sa plaie. Puis en revint au soldat et à son armure. Avant de devenir une hôte digne de son nom.
« Sers toi à boire. »
Vingt ans de conditionnement ne suffirent pas à l'inquiéter de l'arbalète qu'elle tenait pointée sur lui : son regard passa de sa mine grimaçante à l'intérieur de la pièce, en désordre même pour celle qui ne ménageait rien, avant de se poser sur sa blessure à l'épaule. Consterné, il referma en douceur la porte derrière lui, et garda d'abord le silence, tandis qu'une kyrielle d'émotions contraires s'emparaient tour à tour de son esprit.
Le capitaine finit par refaire surface au coeur de la tempête, mais privé de plume et de parchemin, ne put que siffler entre ses dents serrées :
« Que s'est-il passé ? »
Nils n'attendit cependant pas la réponse pour s'approcher, tendant le gantelet dans une invitation à l'aider : il avait enfin appris sa leçon, et n'avait aucun besoin du moindre contexte pour vouloir la soutenir.
Si Cassandre nourrissait une haine récente pour la magie, et une peur qui la poussait à haïr les flammes, ce n'était rien en comparaison des soldats. Même au milieu de celles qui dansaient encore devant ses yeux, elle reconnut l'allure de l'un d'entre eux. Elle se raidit, prête à laisser l'est l'accueillir comme il se devait avant de remarquer son geste et de le reconnaître.
Après cela, elle avait toujours envie de l'accueillir, mais elle n'était plus à l'est et c'étaient eux qui faisaient la loi ici.
"Un problème ?, l'interrogea Gabrielle."
Sa gorge était sèche des fumées respirées et Cassandre ne pouvait pas ignorer le feu qui risquait de faire trembler sa voix. D'un regard elle avisa la porte, laissant à Gabrielle le soin de comprendre qu'un soldat arrivait.
Pour sa défense, Gabrielle était blessée et toute la drogue qu'elle fumait ne parviendrait jamais à imiter la saveur de celle qui la tuerait en quelques minutes. En d'autres termes, elle était à sa manière sous le choc. Son arbalète en main, elle grogna contre son épaule pour encocher un carreau et ouvrit la porte.
Ce ne fut qu'en reconnaissant l'armure au travers de l'oeil de son arme qu'elle s'interrompit. Le mouvement lui avait arraché une grimace et elle n'osait plus baisser le bras, alors elle continuait de le pointer de son arme en sentant le bandage déjà bien imbibé s'alourdir un peu plus.
Elle se racla la gorge et d'une voix aussi rauque qu'après une nuit de jeux à fumer avec Jill, laissa parler son éloquence.
"Salut."
D'un pas en arrière, elle le laissa entrer, provoquant une oeillade pleine de colère de Cassandre avant qu'elle n'en revienne à sa fenêtre.