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Histoire de Meln

Chapitre 1 - Pensées nocturnes

La vue était à couper la souffle, unique. Au bord de la falaise qui devait surplomber l’océan de pas loin d’un mille, le vent déferlait sur la pelouse, faisant ondoyer les brins d’herbe comme des vagues verdoyantes.

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Un shaamah se tenait là, debout, son pelage couleur nougat ne résistant guère mieux que l’herbe face aux rafales. Cela lui procurait un plaisir incomparable et il aimait cette sensation plus que tout au monde. Le doux soleil se déversant sur ce tableau réchauffait sa fourrure. Il avait un air satisfait. Il ne lui manquait rien car tout ce qu’il désirait, il le façonnait.

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De sa hache, il taillait une branche morte d’un arbre. Par une succession de gestes habiles, il en fit petit à petit une canne semblant retrouver de sa vigueur, comme si cette dernière forme était l’aboutissement de la vie d’une branche. Il redonna ainsi, par la suite, vie aux feuilles, tressant leurs nervures en une longue ficelle qu’il noua au bout de sa canne.


Un nuage passe à sa hauteur, il le mange et s’en amuse. Il jette sa ligne faite il y a juste un instant dans le vide immense. Elle ne touche pas l’eau, peu importe… elle grandit et bientôt touche le monde entier.

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A ce moment précis, cette vision s’obscurcit, tout fuit. Deux traits se dessinent bientôt dans le ciel et s’ouvrent en semblant absorber la lumière. Deux yeux perçants aux pupilles verticales règnent alors… et tout disparait.

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La ligne qui unifiait le monde auparavant demeure, mais pas un brin de vent ne peut caresser le pelage couleur nougat à présent. Le silence est de plomb, le monde d’une immobilité écrasante. L’océan devient un petit lac, non, une flaque. Le soleil devient la lune et tout s’inverse. Le shaamah, adossé à un arbre, scrute devant lui d’un regard impassible. Ses pupilles, pareilles à la ligne, voient celle-ci toucher l’eau troublée par la pluie, comme scindant l’univers en deux, rendant ainsi visible la vie et la mort sous les étoiles.

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« Un rêve hein ? » soupira-t-il.


Soudain Meln tressaillit. Un frisson intense le parcouru et une angoisse le prit avant qu’il ne se calme. Meln, c’était le nom donné à ce shaamah. A ce moment-là précis, il n’était pas heureux.


« Ne suis-je donc pas encore détaché de ces pensées ? » se demanda-il.


Il regarda la flaque en face de lui et après un moment de réflexion se décida :


« Alors c’est ça mon océan. Il est bien. Et je suis bien. La réalité n’a pas d’importance. Pêcher le monde, ça ne semble pas si difficile. » 

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Cette nuit-là, il y avait beau ne pas avoir d’hameçon au bout de sa ligne mais il avait pêché tout de même, il était satisfait et repris sa route.

Chapitre 2 : Le réveil du poisson

Remontons maintenant quelques années dans le passé, sur une région côtière de la mer Mirène, pendant la fraie d’une variété de dorade bien particulière, fin vina. Les dorades se retrouvaient en eau peu profonde sur les récifs rocailleux qui bordaient le continent d’Harroka pour se reproduire. Quelques jours plus tard, des œufs par millions commençaient à éclore, laissant bientôt place à une véritable nuée de petits alevins.

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Ces alevins se mirent à grandir, se nourrissant de minuscules crustacés. La lumière du soleil qui jadis leur traversait le corps se reflète maintenant sur les écailles grises. Cette même lumière qui les intrigue à présent. Ils montent, observent… et replongent, inlassablement sans prendre conscience du temps qui passe.

 

Au bord de l’eau, un jeune shaamah au visage encore juvénile observait cette même scène, la tête posée sur ses pattes d’un air dépité et absent à la fois. Il se remémorait sa prestation de la veille. Il était allé défier, tout fier et gonflé d’une estime démesurée en lui-même, un vieux pêcheur d’Azahung, reconnu comme le meilleur. Personne ne le connaissait vraiment. Aussi loin que ses parents pouvaient se souvenir, il avait toujours été là et ne parlait que rarement. Ainsi tout le monde l’appelait « le vieux ».  Notre jeune shaamah s’était mis en tête qu’il devrait bien être meilleur de par sa jeunesse et son agilité. Il pourrait ainsi montrer à ses parents qu’il était suffisamment grand pour voyager lui aussi tout seul comme les adultes et quitter la culture du saronys qui commençait à l’ennuyer. Saronys par-ci, saronys par-là, sans parler des soupes de saronys imbuvables presque tous les soirs. Qu’en était-il du petit déjeuner ? Du lait… avec du saronys ! Oh les soupes étaient faites avec amour et il ne les détestait pas autant que ça au fond de lui… mais s’en était assez.

 

Ainsi, lorsqu’il fut allé à sa rencontre et toqua à sa porte, il s’empressa de lui demander son nom pour officialiser dans la foulée le défi et se donner de grands airs. La seule réponse fut un « Miaou » laconique.

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Son plan avait été élaboré avec beaucoup de soin ces derniers jours : soit le vieillard acceptait le défi, soit cela voudrait dire qu’il avait peur de lui. Il en riait parfois diaboliquement rien que d’y penser. Il avait prévenu tout le hameau le jour d’avant, clamant qu’il serait le meilleur pêcheur. « Je vais pêcher plus de poissons que Miaou, vous allez voir ! » disait-il devant sa mère.

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Cette dernière se demandant qui pouvait bien être Miaou, surement le surnom donné à un de ses amis. Elle sourit, pensant qu’un peu de pêche ne ferait pas de mal à son shaatounet chéri.

 

La pêche n’était pas une activité répandue à Azahung, seuls quelques courageux faisaient affaire avec la mer. Les autres riaient aussi devant tant d’enthousiasme. Hélas, les choses ne se passèrent pas comme prévu.

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Il avait passé toute la veille à tenter d’attraper des dorades mais n’en avait attrapé qu’une seule au coucher du soleil.

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Dès l’aube, empli de la fougue propre aux enfants, le jeune shaamah s’était lancé à pleine vitesse pour maximiser sa récolte, dévalant le sentier donnant accès à l’eau. Une fois arrivé, il prit le temps de repérer l’eau la plus poissonneuse… et s’y jeta à corps perdu, donnant des coups de griffes autour de lui. Il voyait un poisson, aussitôt il cherchait à l’attraper. Ses gestes n’étaient pas imprécis mais il lui manquait quelque chose, les poissons étaient bien trop vifs et semblaient se jouer de lui.

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Il ne se découragea pas pour autant et continua encore et encore, donnant tout ce qu’il avait.

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Ce n’est qu’au début de l’après-midi que Zandaros dût avoir pitié de lui et qu’il trouva une dorade prisonnière de la marée basse. Il cru alors avoir une idée de génie en vérifiant toutes les cavités rocheuses encore remplies d’eau et regagna courage. Malheureusement pour lui, cette dorade était bien la seule prise au piège, toutes les autres avaient fui. Il comprit alors qu’il avait vraiment été chanceux et se découragea d’autant plus. Il n’osait même plus rentrer chez lui, ne sachant pas comment faire face au regard de ceux qui, pensait-il, allaient le juger et se moquer de lui. Il rentra finalement en milieu d’après-midi la tête baissé.

 

Le vieux shaamah avait pêché une cinquantaine de poissons comme à son habitude et était en train de les vendre. Il vit passé son jeune « comparse » furtivement, en longeant les murs tristement avec son unique poisson à la main. Il ne dit mot mais cette image lui resta un moment sur les rétines, quelques instants où il resta pensif.

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Ce dernier rentra dans sa maison où il fut salué d’un « Miaou » par sa mère enjouée. Il répondit « Miaou » mécaniquement mais l’esprit n’y était pas. Miaou, ce mot si banal résonnait maintenant amèrement dans sa tête. Sa mère le voyant ainsi continua :

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« Mia miou Grr ? Ron ron ron… , lança-t-elle

-Mia gr mreow, lui répondit son petit shaatounet déprimé.

-Miaou mreow mia Groourgh !

… »

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C’était un petit dialecte shaamah qu’ils avaient créé en famille. Ça ne voulait strictement rien dire  et ils ne se comprenaient pas mais cela les amusaient d’essayer d’y trouver un sens. Il retrouva mine de rien le sourire au bout d’un moment et finit par expliquer ses problèmes de pêche. Sa mère, tisseuse de saronys, et son père, menuisier (de saronys, cela va sans dire), ne pouvaient guère l’aider dans sa nouvelle lubie. Devant tant de difficultés il désespérait à l’idée de devoir reparler aux autres sans n’avoir aucune récolte. Puis soudain, il se souvint qu’il n’avait pas précisé que le défi ne s’étendait que sur un jour. Après cet éclair de génie, il retrouva des forces décida de son plan de bataille à venir.

 

Le lendemain il retourna sur la côte pour essayer à nouveau. Peut-être que sa pêche serait plus fructueuse, qu’il avait progressé pendant la nuit, se disait-il.

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Mais aussitôt dans l’eau, aux premiers coups de griffe, il se souvint des douloureux échecs de la veille. Il décida alors de sortir de l’eau et se posa là, l’air dépité et absent à la fois, la tête posée sur ses pattes. Il pensa, pensa longtemps, observant dans le vide les poissons à leurs différents stades de maturation. Il les regardait tous, là, nageant naïvement comme pour le narguer. Il voulait leur faire payer cet affront et tous les attraper d’un coup !

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« Mais oui ! s’exclama-t-il. Il me faut un filet. »

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Aussitôt dit, il se mit à courir demander de l’aide à sa mère pour la confection de sa nouvelle carte maîtresse. Après deux jours de travail le résultat était impeccable, un joli petit filet adapté à sa taille, prêt à l’emploi.

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Il repartit le jour suivant de bon matin, tout guilleret à l’idée de pouvoir essayer son nouveau filet. Ses parents l’accompagnèrent pour l’occasion. Le garçonnet jeta d’abord son précieux à l’eau en gardant les bords dans la patte afin de pouvoir le ressortir sitôt un poisson viendrait se faufiler à l’intérieur. Hélas, il était tellement excité que le filet ne faisait que trembler et effrayait les poissons. Son père lui fit remarquer de se calmer, ce qu’il essayait de faire tant bien que mal. Au bout d’une dizaine de minutes, une dorade vint nager au-dessus des mailles entrelacée et celui-ci remonta précipitamment. Malheureusement, le poisson parvint à s’échapper à temps par le côté. Il était trop en surface pour que le filet ne puisse lui poser quelconque problème. Il réessaya plusieurs fois, à certains moment la cible réussissant de justesse à s’échapper. Sous les encouragements de ses parents il continuait. Certains shaamahs du village passaient de temps à autre et lui demandaient ce qu’il en était de ses résultats d’un air rieur. Il se vexait aussitôt, prenant les taquineries personnellement très à cœur.

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Lors d’une pause, son père voulu essayer. Au départ pas davantage en réussite que son rejeton, il était plus calme et attirait davantage de poissons. Par son habileté naturellement plus parfaite que celle d’un enfant au fil des années, il parvint à en attraper trois au bout d’un moment.

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Ils les grillèrent sur des rochers en guise de déjeuner. Ce festin bien mérité englouti ils repartirent travailler le restant de l’après-midi.

L’apprenti pêcheur retourna ensuite tous les jours à son endroit favori pour s’entrainer et devenir aussi bon que son père. Il se calma et au bout de quatre jours d’opiniâtreté, il finit par attraper son premier poisson. Une petite dorade, un peu moins vivace que les plus grosses sans doute, mais une dorade quand même.

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Il fut bercé d’un bonheur euphorique et éclata d’un rire maniaque qui fit alors fuir tous les poissons qui avaient osé nager autour de lui.

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Il voulut tout de suite créer un petit réservoir pour stocker sa victuaille avec des cailloux, tout était près mais au moment de transférer le poisson du filet au réservoir, il perdit l’équilibre en marchant sur un rocher légèrement trop anguleux et le laissa s’échapper en dehors en cherchant à se rattraper. Le poisson atterri dans l’océan et retrouva la liberté. Le jeune trublion se rendit alors à l’évidence qu’il ne devait vraiment pas être doué pour la pêche.

 

« C’est un bien joli filet que tu as là », fit soudainement une voix qui venait de derrière lui. Elle était âgée avec un grain de voix reconnaissable d’entre mille et non sans un ton caustique.

-Miaou ?! » sursauta celui qui était le corps presque entièrement dans l’eau après sa chute. Il se retourna et se remis sur ses pattes. Miaou, son ennemi juré se tenait maintenant devant lui. Il continua :

« Vous venez vous moquer de moi ? C’est ça ?! demanda-t-il sûr de lui.

-Oui. » lui répondit le nouvel arrivant qui s’assit sur un rocher comme si de rien n’était pour regarder la scène. Mais je dois dire que tu es décidément très impoli, garnement !

-Peut-être mais moi j’m’appelle pas Miaou ! » lâcha celui-ci au bord de la rupture nerveuse en jetant son filet et inspirant fortement par le museau en signe de frustration et de rage.

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Il ne savait pas pourquoi il venait de dire ça et en vint à regretter ces paroles presque aussitôt. Il ne voulait pas paraître méchant. Miaou n’était pas un si mauvais nom, pas un très beau, c’est sûr mais juste trop… bizarre.

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A ces mots, « Miaou » resta bouche bée et fronça les sourcils, comme par incompréhension. Puis il s’esclaffa en se tordant de rire et en tapant sur sa cuisse comme s’il venait d’entendre la meilleur blague au monde:

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« Miahahahahah ! Miaou ? Oui c’est un très beau nom en effet ! miahahahah ! »

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A ces mots, s’en était au jeune shaamah de rester ébahi, sentant que quelque chose n’allait pas. Il se demandait si, peut-être… non ça ne pouvait pas être ça. Des sueurs froides commençaient à couler dans son dos malgré son pelage mouillé.

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Oh Miaou n’était pas le nom du vieux pêcheur, il avait simplement voulu rappeler à ce jeune malotru les bonnes manières lorsqu’on s’adresse à quelqu’un de bon aloi comme lui. A aucun moment aurait-il pensé que le chenapan aurait pris Miaou, cette formule d’adresse, comme son nom.

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« Ce n’est pas votre nom n’est-ce pas ? hésita le jeune shaamah.

-Lorsqu’on demande le nom de quelqu’un, on donne d’abord le sien, c’est d’usage. Mia ! lui rétorqua le vieux.

-Je m’appelle Meln.

-Alors tu peux m’appeler Miaou. » rendit sérieusement l’ainé avant d’exploser en fous rires à nouveau.

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A ces mots, Meln vit son sang ne faire qu’un seul tour dans son corps, il ne pouvait plus supporter cet infâme individu et alla s’assoir brusquement sur un rocher plus loin, les bras croisés et la mine renfrognée, boudant dans son coin.

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« Allons bon, ne fait pas cette tête ! Tiens, voilà un poisson pour me faire pardonner » dit le pêcheur

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Il mis une patte à l’eau et attendit quelques temps qu’un poisson passe à portée. Meln jeta un coup d’œil curieux mais la vision qui va suivre lui restera gravée toute sa vie en mémoire. Une dorade qui passait par là, s’approchant un peu trop témérairement de la patte ne fit pas attention lorsque le vieillard la remonta sans hâte, chaque mouvement du poisson devancé par cette dernière, comme s’il fut pris au piège avant même d’être cerné. La patte sortit de l’eau, une dorade posée dessus. Ce n’est qu’ensuite que le shaamah resserra ses griffes en une étreinte dont l’animal ne ressortira jamais.

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Il alla donné cette prise à son jeune compagnon qui n’en revenait toujours pas. Ce dernier ne put s’empêcher de lui demander comment il avait fait :

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« Que cherches-tu à pêcher ? le questionna-t-il en retour.

-Des poissons ? lui répondit naïvement l’enfant, ne comprenant pas où il voulait en venir.

-Je suis l’eau… et je pêche l’eau. Quel poisson aurait envie de me fuir ! Miahahah ! » expliqua le vieux d’un air mystérieux.

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Meln se creusa les méninges, quelque chose semblait s’être débloqué dans sa tête mais il ne savait quoi. Rien ne faisait sens pour autant. Le vieux shaamah reprit :

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« Il se fait tard, tu devrais rentrer, dit-il, interrompant les pensées de son jeune acolyte.

-Vous avez raison, vous n’êtes pas si horrible que ça en fait Monsieur Miaou Hihi ! » dit-il en s’enfuyant en courant. Ce dernier regarda le jeune shaamah s’éloigner progressivement, un léger sourire s’était formé au coin de ses babines.

 

Ce soir-là, Meln rêva de pêche, comme depuis quelques jours, mais les choses étaient différentes cette fois-ci. Là où il se voyait attraper de magnifiques et imposants poissons d’habitude, les montrant à tout le monde, ce ne fut pas le cas. Il n’était pas l’eau comme le vieux pêcheur, oh non, il était le poisson lui-même. D’abord œuf, son corps se décontractant, sa mémoire se vidant, il se reposait comme jamais il ne l’avait fait. Puis d’œuf, il éclot pour devenir un tout petit alevin, pas plus grand qu’une phalange. Il cherchait instinctivement de petites larves ou crustacés à manger et par de rares occasions quelques algues. Il grandit et sa peau à présent grise reflétait le soleil. Il avait quitté la côte progressivement pour explorer l’immensité bleue. Il nagea longtemps, parfois croisant d’autres poissons de son espèce. Il ne les saluait pas, ce n’était pas d’usage.

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Un jour, il tomba nez à nez face à un thon qui le dévora sans prévenir. Il ne sentit rien mais il était devenu le thon. Sa vitesse était presque sans égale et il se sentait libre dans les eaux encore plus profondes. Et un jour ce thon vieillit, ne fut plus l’être qu’il fut et ne nageait plus aussi aisément. Il se fit dévoré par un requin en plusieurs fois, là aussi il ne sentit rien mais il vécut la brutalité de la mer aux premières loges. Et puis, il devenait maintenant ce requin, semant la terreur dans les bancs de poisson et même les mammifères. Il nagea quelques années encore, jusqu’à se faire engloutir par une créature plus féroces encore, semblable à un calamar. Ce cycle se répéta de nombreuses fois. Parfois il mourrait de vieillesse et retournait à l’état de plus petits organismes, parfois il semblait immortel, traversant les âges, se faisant dévoré par des créatures de plus en plus immenses dans les tréfonds de l’océan que mêmes les plus courageux marins n’auraient pas imaginé un instant.

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Mais ce qui était né de la mer revenait inéluctablement à la mer, il en allait de même pour ces monstres puissants et imposants, ces si majestueux rois des fonds marins… Il reprit son voyage.

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Sous les plus petites et insignifiantes formes de vie il reprit un chemin étrangement familier, qui se révélait petit à petit. Et puis il devint dorade à nouveau, revenant à la côte qui l’avait vu naître pour y effectuer l’accomplissement de sa vie comme animé par un destin toujours plus sordide.

 

Ouvrant ses yeux, que les rayons de soleil matinaux filtrés par les volets de sa chambre venaient chatouiller, Meln se réveilla doucement. Ses souvenirs lui revinrent et il bientôt tout son rêve était oublié comme si ces deux mondes étaient imperméables l’un à l’autre.

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Après son bol de lait, il voulu revoir Miaou dans la matinée pour lui demander de lui apprendre à pêcher mais il ne le vit pas. Personne ne le revit jamais à Azahung après cet épisode.

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Le habitants du hameaux disaient qu’il avait du se faire engloutir par un monstre ou avait dû dériver et se perdre comme un certain nombre avant lui.

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La pêche effraya les shaamahs un peu plus encore qu’avant.

 

 

Sur la mer et par-delà la brume

Nul ne fait vraiment fortune

Le vent souffle et vous anime

Pêchez, pêchez, pêchez

Et vous embrasserez les abîmes

 

                        Meln

Chapitre 3 : La vie vaut de l’or…

Les années passèrent, falonas battait son plein, et par une matinée ensoleillée de sa dix-septième année, Meln était à l’eau. Cette dernière lui arrivait à hauteur des cuisses et les jambes retroussées de son pantalon, trempées par les successions de petites vagues, lui collaient au pelage. Sa légère chemise en saronys à manches longues voletait au vent mais il n’avait pas froid sous le soleil qui commençait à taper dans son dos.

Dans sa patte droite il tenait une barque équipées de deux rames et dans sa patte gauche une bouteille en verre vide scellé par un bouchon fait d’on ne sait quoi. Vide, quoique l’on pouvait apercevoir à l’intérieur un petit morceau de papier griffonné de quelques mots ; une ligne, une vision, un souhait qui, espérait-il deviendraient réalité.

 

Il avait grandi et maturé pendant ces années et n’était plus le jeune shaamah qui fonçait tête baissé dans tout ce qui piquait sa curiosité. Ses plans étaient plus méthodiques mais le cap, lui, n’a jamais dévié d’un pouce : partir à l’aventure. Ceci le conduit à être là, prêt et résolu pour changer de vie, rompre avec la tradition des shaamahs d’Azahung, une vie un peu trop simple et heureuse qu’il n’arrivait pas à partager. Il avait envie de voir le monde.

 

Il porta la bouteille à ses yeux quelques instants puis la déposa délicatement dans l’eau, la laissant ainsi se faire emporter par le courant et prendre de l’avance vers l’inconnu.

Meln leva les yeux et se retourna pour faire face à la foule qui s’était amassée pour l’envoyer sur son voyage vers de nouveaux horizons. Devant, ses parents, avec un pincement au cœur et visiblement émus lui firent des gestes de la patte auxquels il répondit de la même façon.

Puis vint le moment du départ, son visage se ferma, son regard devint plus résolu et aussi plus froid. Plus aucune once d’émotion ne pouvait se lire dans ses yeux, plus aucune hésitation, comme pour rompre avec le présent le rattachant sans cesse à sa terre natale. Il monta dans sa barque et se mit à ramer doucement. Il put voir sa bouteille flotter, au départ près de lui, puis petit à petit s’écarter pour suivre un chemin divergeant et entreprendre un voyage qui n’appartiendrait qu’à elle.

« Ainsi soit-il », soupira Meln.

Aidé par le courant, il ne devint bientôt qu’un point sur l’horizon avant de disparaitre derrière celui-ci. Soudain, les larmes qu’il ne pouvait plus retenir de cette déchirure coulèrent...

 

Il avait été très affecté par la disparition de Miaou. Cet événement lui permit de réaliser pourquoi si peu de shaamahs pratiquaient la pêche malgré un goût pour le poisson prononcé. Mais cela n’ébranla pas sa détermination de voyager pour autant. Il aurait pu visiter Harroka par la terre mais il ne le fit pas. Peut-être, au fond de lui, voulait-il poursuivre son défi avec le vieux pêcheur et pouvoir dire à Vanilius que le temps ne saurait venir avant de l’avoir remporté.

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Bien sûr, il eut le temps de faire quelques escapades dans les montagnes arides durant ces quelques années. Il n’avait rien laissé au hasard et s’était préparé à survivre dans des endroits hostiles. Il avait imaginé et mis en pratique toute une batterie de ruses pour éviter les monstres sur les flancs du mont Fulmyne qui crachait sa lave toute la journée. Ses parents s’étaient peu à peu habitués à ce qu’il ne rentre pas tous les soirs. Il était devenu presque autonome et avait fait de le devenir complètement un point de fixation, une priorité. Il s’imaginait un jour parcourir le monde et devait y être préparé.

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Il avait appris à lire et à écrire et s’était renseigné sur les rudiments de la pêche auprès des humains de la capitale. Il eut même l’occasion de partir quelques fois en mer avec l’un d’entre eux. Il apprit le principe des hameçons et des appâts, les rudiments de la menuiserie auprès de son père et comment tisser et coudre auprès de sa mère. Le bois était et demeure encore hors de prix sur les terres volcaniques, ainsi entreprit-il de construire son propre bateau en saronys avec l’aide de son père. Après de nombreux essaies pour la colle, les traitements et les techniques d’assemblage du simili-bois afin de maximiser l’imperméabilité et la durabilité de la structure face à l’eau salé, ils réussirent à construire cette petite barque. Elle n’avait pas fière allure comme les voiliers qu’il avait eu l’occasion d’apercevoir au loin plusieurs fois déjà mais elle était sa fierté.

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Après une période d’essai fructueuse, rien ne le retenait plus. Ses parents qui exprimaient leurs craintes furent obligés de se résoudre à l’évidence qu’ils ne pourraient pas le convaincre de rester. Ils l’avaient préparé du mieux qu’ils le pouvaient afin de lui permettre de pouvoir revenir un jour saint et sauf.

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Et le voilà sur sa barque, au large.

 

Dans sa barque, il y avait un petit baluchon et un grand gobelet pour écoper l’eau. La barque était étanche mais il avait l’expérience que cela finissait toujours par se remplir des éclaboussures ou de la pluie. Dans son baluchon, un change de vêtements, quelques arrêtes de poisson qu’il avait recourbées pour s’en servir d’hameçon, des moules et des patelles récoltées le matin même pour les appâts.

Son petit filet s’était déchiré depuis le temps, il s’y était beaucoup attaché et fut peiné de constater que chaque chose avait sa durée de vie. Il s’en était fait un plus grand lui-même à la suite. Cela n’était pas très utile en pleine mer mais pouvait servir de complément. La réalité est en fait qu’il n’avait pas les moyen de l’utiliser correctement. Meln l’avait attaché à sa barque, il ne savait pas si cela marcherait mais il se disait que les fils pouvaient toujours servir de remplacement de sa ligne. Son dernier objet était une canne à pêche. Le manche était en véritable bois. Il en avait trouvé un morceau lors d’une de ses expéditions, un coup de chance. La ligne était en saronys tressée. Elle était assez large, davantage que les fils de son filet, ce qui alertait souvent les poissons mais il n’avait pas mieux s’il voulait quelque chose de résistant pour pêcher de plus gros spécimens.

 

Il rama longtemps, suivant toujours la même direction : le sud-est, se repérant grâce au soleil ou aux étoiles. Les pêcheurs lui avaient dit qu’il y avait des îles inhabitées au nord et à l’est mais ça ne l’intéressait pas, il devait trouver quelque chose de plus grand, une autre civilisation, des animaux exotiques, il ne savait quoi. Le commerce maritime propre à Harroka et les petits ports que l’on pouvait trouver sur la côte étaient déjà connus et bien répertoriés et ne lui donnaient pas envie non-plus. Il avait entendu des récits d’étrangers accostant par le sud-est du continent et savait que loin, au-delà de l’océan, se trouvait quelque chose de totalement nouveau… et grand.

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Il avait sur lui un grand nombre de gourdes d’eau douce mais il savait que cela ne suffirait peut-être pas. Ainsi, il dû se résoudre à boire les yeux des poissons qu’il réussissait à pêcher pour économiser l’eau. La mer était ainsi faite, traitre, de l’eau à perte de vue mais un sel synonyme de mort.

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Au bout du quatrième jour de rame, il croisa une tortue marine, il savait que les tortues risquaient d’être toxiques durant vina et moniac mais il en ignorait la raison. Il se réjouit fortement d’avoir eu l’occasion d’entendre ça et la laissa tranquille, se disant qu’il avait évité une grosse erreur. Ah la connaissance, chose rare à Azahung mais diablement utile.

 

Après dix jours de rame et de dérive, Meln n’avait finalement plus d’eau malgré un rationnement cruel. Il commençait à sérieusement douter de lui et remit tout en question. Aurait-il dû faire escale sur les îles connues pour tenter de trouver de l’eau qu’il pourrait boire ? Aurait-il dû boire le sang de la tortue ? Pas un seul jour de pluie, un soleil de plomb et les mouettes qui volent de temps en temps au-dessus de sa tête comme pour lui rappeler qu’il était sur leur domaine.

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Il avait le temps de les observer, faisant des ronds dans le ciel. Il ne comprenait pas comment elles faisaient pour remonter sans battre des ailes et cela l’interrogeait. Il s’était également demandé plusieurs fois s’il ne devait pas suivre la direction de vol des mouettes. Elles devaient bien nicher quelque part se disait-il. C’est ce qu’il décida finalement de faire.

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Il avait pris assez tôt la décision de privilégier la rame de nuit où les étoiles étaient de bons guides. Le soleil le jour le faisait transpirer mais le vent frais nocturne, lui, l’aidait à tenir le rythme.

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Au douzième jour il n’en pouvait plus, la déshydratation lui provoquait des crampes et des irritations, il n’avait plus la force de ramer en continu. Ainsi il faisait davantage de siestes au fond de sa barque, couvert par ses vêtements pour se protéger du soleil, et se laissait porter par les flots. Après une sieste du quatorzième jour, les mouettes avaient disparu du ciel, il s’en étonna mais ce qu’il vit à la place le réjouit au plus haut point : des nuages, à perte de vue !

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Quelques temps plus tard, les premières gouttes vinrent troubler la surface de l’eau d’un léger clapotis, puis peu après… le déluge.

 

« Miaaaaaaah ! Wooouuuuh !», ne put s’empêcher de s’écrier Meln de toutes ses forces  en levant les pattes au ciel comme une libération, une catharsis de ses angoisses de ces derniers jours. Puis, après réalisation et se sentant honteux à l’idée de crier tout seul, il fit inconsciemment un rapide tour sur lui-même pour vérifier qu’il n’y avait personne pour l’entendre. Aussitôt fait, il fût rassuré et relâcha la tension.

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Des trombes d’eau se déversaient sur l’océan pareilles à des lances divines venues pêcher les poissons y résidant. Meln se demanda même si ce n’était pas comme ça que pêchaient les dieux. Il ne lui vint pas une seconde à l’esprit que les dieux pouvaient ne pas pêcher.

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Sans plus tarder, après cette pause dans ses pensées rationnelles, il se mit à récolter l’eau dans son gobelet et bu comme jamais il n’avait bu jusqu’alors. Il but tellement qu’il ne pouvait pas en ingérer une goutte de plus. Il fit des réserves dans sa barque, ses gourdes, son gobelet et enfin en humidifiant ses vêtements. Il avait trop souffert du manque d’eau et ne voulait plus repasser par cette étape.

 

Sans qu’il ne s’en rende compte le vent s’était mis à souffler, il soufflait dans le bon sens et faisait avancer son embarcation. Les gouttes d’eaux ne tombaient plus verticalement mais avec un angle les faisant arriver juste dans ses yeux à tel point qu’il fut obligé de les plisser constamment. Il se demandait s’il n’allait pas finir par avoir des rides comme la vieille madame Sapiko, une vieille shaamah connue pour donner des coups de cannes aux enfants jouant un peu trop près de chez elle.

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Perdu dans ses pensées, il avait ses yeux fixés au loin quand tout à coup, à travers ses yeux plissés il put apercevoir un petit point à l’horizon sur sa droite. Un petit point qui grandissait, grandissait et pouvait bientôt laisser apparaître des voiles, des mâts et un enfin…

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« Un bateau ! », s’écria Meln.

 

Il s’empressa de lâcher ses rames pour faire de grands gestes avec ses pattes. Il se savait peu visible sous les tonnes d’eau se déversant dans l’océan mais il avait un besoin cruel d’informations sur la direction à suivre. Quelques minutes plus tard, c’est un véritable colosse des mers qui s’approchait de lui. Trois mâts, cinq voiles, deux espaces habitables à l’avant et à l’arrière, à son bord une quinzaine d’hommes affairés à remonter les voiles où à diriger les manœuvres. Une magnifique caraque comme Meln n’en avait jamais vu. Voir tant de bois devant lui lui faisait tourner la tête.

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Il avait des étoiles pleins les yeux mais aussi de l’appréhension, ces hommes n’avaient pas tous l’air très recommandables. Il manquait un œil à l’un d’entre eux, une main à un autre et plusieurs semblaient porter les stigmates de batailles sur leurs corps sous la formes de cicatrices. Le bateau générait de grandes vagues dans son sillon qui risquaient de faire chavirer sa barque. Un peu avant d’arriver à sa hauteur, l’encre fut jetée ce qui immobilisa le navire avec une précision remarquable d’une dizaine de pieds de lui seulement. Le bateau devait faire deux fois sa taille debout dans sa barque en hauteur, ainsi devait-il lever les yeux pour regarder sur le pont.

 

« Un shaamah en haute mer, seul sur une barque. Il semblerait que la mer me réserve encore bien des secrets », tonna une voie légèrement rauque en ironisant. C’était un homme à la carrure imposante d’une trentaine ou quarantaine d’années, accoudé au bastingage d’un air désinvolte. Il avait les yeux clairs légèrement turquoises, les cheveux longs et noirs coiffés d’un chapeau étrange de forme triangulaire. Il avait une courte barbe qu’il devait soigner un tant soit peu et une peau marquée par le soleil et le sel marin. Il avait un visage fascinant qui racontait à lui seul mille-et-une histoires.

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La première impression qu’il donna à Meln fut celle d’un homme qui connaissait la mer, voire plus, qui vivait pour la mer. Il était impressionné mais posa tout de même sa question :

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« Miaou à vous, je cherche la terre la plus proche, pouvez vous me dire quelle direction suivre s’il vous plait? demanda-t-il en haussant la voix pour se faire entendre à travers la pluie assourdissante.

-Ecoute petit, tu vois là-bas ? dit le marin en montrant du doigt le nord.

Une tempête se dirige vers nous. Dans quelques heures au plus, des vagues de sept ou huit toises déferleront ici. Tu peux rester dans ta barque ou monter à bord. Si tu sais te rendre utile, on ne te vendra pas comme esclave contre un peu d’or. Qu’en dis-tu hein ? dit celui qui devait être le capitaine d’un ton rieur qui n’allait pas avec ce qu’il venait de dire.

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Voyant le jeune shaamah naturellement hésitant il continua.

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Hoy Fermack ! Fermack ! Raconte lui comment s’en est sorti l’autre prisonnier qu’on avait balancé par-dessus bord pendant la dernière tempête hahaha ! proposa-t-il à un vieux briscard à barbe grise derrière lui en l’appelant.

-Ah lui ? Oh il s’est pris une bonne vague sur la tête et… Plufbrr ! Bwahahah ! fit ce dernier en mimant avec ses mains quelqu’un d’aplati par une vague. On ne l’a jamais revu en surface après », ajouta-t-il d’un air toujours étonné avec de gros yeux innocents, comme s’il ne comprenait pas la relation de cause à effet.

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A ces mots, Meln déglutit difficilement mais le bruit fut masqué par les éléments. Il était terrifié. Y allait-il vraiment avoir une tempête ? Il ne se doutait de rien mais maintenant qu’il y faisait attention le vent n’avait fait que s’accentuer depuis quelques heures. Pourquoi les nuages seraient-ils arrivés en aussi grand nombre le temps d’une sieste s’ils n’avaient pas été poussés par le vent. Si le marin disait juste, il mourrait de façon inéluctable avec sa petit embarcation. Il ressassait dans sa tête les mimes du vieux marin.

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D’un autre côté, pouvait-il vraiment faire confiance à ces individus louches ? Il avait le choix entre le saronys et la lave, aucune bonne réponse n’était possible. Après quelques longues secondes de réflexion il se décida : « Alors je monte ! fit-il avec un grand sourire dont l’authenticité n’avait d’égal que le niveau de calme du shaamah. Qu’est-ce que je fais de ma barque ?

-Abandonne-la, ça ne te servira à rien, on n’a pas la place ! » cria un membre de l’équipage qui n’avait pas encore parlé.

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Voyant que le capitaine ne disait mot et le regardait fixement dans l’expectative il eut un pincement au cœur. Il décrocha le filet de son bateau, le mit autour de son cou, puis prit ses affaires qu’il coinça dans sa gueule avant de grimper à la petite échelle de cordes jetée à l’instant. Arrivé en haut de l’échelle, il jeta un coup d’œil à sa barque comme pour lui dire au revoir.

 

« Bienvenue à bord de la Daurade Fugace gamin ! lui souhaita le capitaine. Ton avenir ici dépendra de ce que tu pourras nous apporter. Mais rassure toi, finir esclave est toujours mieux que de tomber à l’eau avec ce qui arrive, lui glissa-t-il d’un air faussement rassurant. Alors quelle raison on aurait de te garder dans l’équipage ? Dis-nous tout.

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Des rires gras purent se faire entendre, Meln sentit sa vie se jouer à ce moment précis, il fit du mieux qu’il put pour se vendre au maximum.

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- Alors euh… eh bien.. j- je sais p-pêcher » répondit-il en bégayant.

- Pêcher ? Tout l’monde sait l’faire ça, ici ! s’exclama une voix dans le groupe que Meln ne réussit pas à identifier.

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A ces mots, ce dernier paniqua encore plus et de grosses gouttes de sueurs froides se mirent à dégouliner le long de son front. Sa compétence principale, sa carte maîtresse était ainsi éludée aussi rapidement ! Il continua en lâchant d’un coup tout ce qui lui vint à l’esprit, rien ne le retenait plus:

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- Je peux nager, tisser, tresser des cordes, coudre, réparer des meubles en bois, chasser, scier, j’ai d’ailleurs construit ma barque moi-même, je suis courageux, j’ai aidé des vieux à transporter des sacs lourds…

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Il continua ainsi pendant de bonnes minutes à dire tout ce qu’il pouvait trouver. Les marins commençaient à se demander d’où pouvait bien sortir cette créature.

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… je sais faire du feu, j’aime bien cuisiner et je connais des techniques de séchage du poisson et quelques recettes que mes parents m’ont appris de plats en sauce à base d’une spécialité de ma région natale, je connais pas mal d’herbes sauvages qui vont bien avec différents plats… », continuait Meln sans s’arrêter une seconde.

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Les rouages de son cerveau tournaient à plein régime pour se sortir de ce pétrin. Le capitaine, commençait à se demander comment il pourrait bien faire pour ne pas perdre la face devant une mine de compétences pareille et subrepticement quelques gouttes de sueur se formèrent sur son front également. Il n’osait pas l’arrêter sous peine de passer pour quelqu’un de peu exigeant.

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« … je peux faire la vaisselle, laver le linge, j’ai découvert une espèce de scarabée qui peut servir à teindre vos vêtements en bleu, je sais faire des petites maisons en boue, je peux faire des petits trous avec mes griffes… » Meln s’inquiétait de plus en plus et toute l’eau de pluie qu’il avait bu auparavant s’écoulait dans son dos et sur son front à présent. Heureusement pour lui, sa chemise était depuis longtemps trempée, la pluie couvrant à merveille son manque d’assurance.

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Ne voyant personne l’arrêter, il pensait qu’il n’était pas assez qualifié et se démena encore plus pour trouver des qualités qu’il pourrait avoir au fond de lui et qu’il aurait oublié.

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Sur la fin, ce qu’il disait n’avait plus tout le temps beaucoup de sens mais l’équipage de marins n’avait plus vraiment l’attention de tout analyser correctement non plus.

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« Ca ira…, coupa le capitaine, il faut savoir garder un peu d’humilité, mais je suppose que tu as encore beaucoup à apprendre », ajouta-t-il d’un air faussement miséricordieux qu’il avait peaufiné avec les années d’exercice en tant que capitaine.

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Ainsi, le marin expérimenté coupa court à la tirade de Meln avec brio et se permit même le luxe d’enchaîner sur sa propre carte maîtresse pour affirmer sa domination psychologique :

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« Et tu sais t’battre ?

C’était bien là le principal défaut de Meln pour devenir pirate, il ne s’était jamais battu, les shaamahs faisaient la fête tout le temps et il régnait sur le hameau Azahung une ambiance des plus cordiales. Il eut alors une idée de génie pour répondre :

-J’apprends vite ! » sortit-il avec un large sourire.

-Hé ! Je suppose que tu te qualifies de justesse pour intégrer l’équipage des pirates de Draghan l’Impétueux, trancha le capitaine d’un air reluctant, fier à l’intérieur de comment il avait mené l’affaire. Meln confirma son impression qu’ils n’étaient pas des gens recommandables à l’écoute de ces mots.

-J’ai toujours rêvé d’être un pirate ! dit-il cependant d’un ton enjoué et d’un pragmatisme de circonstance, maintenant légendaire. Il essayait encore de se convaincre intérieurement d’être content de s’être fait recruté de force.

Mais… pour la tempête, on fait quoi ? demanda-t-il dans la foulée en voyant les vagues de plus en plus grosses au loin arriver.

La véracité des dires de l’équipage ne faisait plus de doute à présent et il commençait à s’inquiéter également pour sa survie à court terme.

-Oh ça ?... , se souvint Draghan.

Il leva les yeux au loin et contempla les vagues un instant.

C’est déjà trop tard », un sourire carnassier se muant sur ses lèvres, comme si c’était la chose qu’il attendait avec le plus d’impatience.

Chapitre 4 : … et le poisson vaut la vie

« Quoi ?! » fit Meln.

Il s’était attendu à ce que les pirates lui disent qu’ils allaient décamper à toute vitesse pour se sortir de ce pétrin. Ces mots ne vinrent donc pas apaiser son esprit tourmenté, bien au contraire.

 

Il ne connaissait pas du tout le monde de la piraterie. Il savait tout au plus que les pirates étaient des canailles des mers mais il n’y en avait pas vraiment sur les zones poissonnières des côtes harrokaiennes. Ainsi, tout ce qu’il savait venait de livres, de récits ou d’explorateurs qu’il avait eu l’occasion de consulter et de discussions de pêcheurs. Mais ce n’était en aucun cas le sujet principal de ces ouvrages, et les allusions y étaient éparses et peu développées.

 

Après quelques instants de remue-méninges, il réussit finalement à se convaincre qu’avec un gros bateau comme la Daurade Fugace, cela ne devrait pas poser trop de problèmes. Comme en témoignaient les dires du dénommé Fermack, ils avaient dû, déjà auparavant, faire face à ce cas de figure à maintes reprises.

Une fois avoir trituré ses pensées et réussi à minimiser la situation, Meln eut l’air tout à fait rassuré et dans l’attente, comme si ce qui arrivait n’était rien de bien dangereux. Il y aurait de petites secousses tout au plus, se disait-il, et il fut encore un peu plus convaincu d’avoir fait le « bon » choix en montant à bord malgré le bateau qui commençait déjà à tanguer sensiblement.

 

Soudain les premiers ordres retentirent :

« Levez l’encre ! Bateau à la cape ! Siswick, Wesley, Miraillet et le Borgne, vous vous chargez de la grand-voile, choquez moi ça au maximum ! Guthier et Rivautin aux écoutes ! » cria le capitaine, les marins concernés s’afférèrent avec hâte à leur tâche.

Meln n’avait pas compris un seul mot des tâches que ces marins devaient effectuer. Il commençait à s’inquiéter à nouveau sérieusement de la possibilité de se voir attribuer un ordre similaire. Il se disait qu’il se ferait sans doute jeter par-dessus bord s’il faisait n’importe quoi. Il se força à conserver un air sûr de lui malgré tout en hochant la tête de temps à autres comme pour saluer les bonnes initiatives du capitaines et dire qu’il aurait fait la même chose.

Draghan, le capitaine, vit du coin de l’œil cette attitude et fut déstabilisé l’espace d’un instant, se demandant si Meln était vraiment un shaamah ou la réincarnation d’un sage omniscient pour s’y connaître également en navigation à son âge. Il continua :

« Fermack, tu me bordes le tourmentin à contre !

-Oui capitaine ! répondit celui-ci avec énergie.

-Les autres vous rentrez les tonneaux et tout c’qui traine à l’arrière de la calle ! » continua le capitaine.

En entendant ça, Meln se sentit revivre d’un coup, rentrer des tonneaux ça ne devait pas être très compliqué. Il n’était pas sûr de ce qu’était « la calle » mais il commençait déjà à suivre ses confrères pirates, faisant rouler son tonneau à l’intérieur du bateau tout en regardant ceux restés sur le pont pour essayer d’apprendre le plus rapidement possible.

 

Il était très appliqué dans sa tâche, ne voulant pas se faire remarquer, il imitait les autres qui avaient déjà une technique bien rôdée : faire rouler les tonneaux de biais sur le cerclage du bas pour mieux les contrôler et réduire le poids.

Au fond de la calle se trouvait déjà de nombreux tonneaux, Meln ne pouvait pas les compter rapidement mais il devait y en avoir facilement une centaine. Il y avait également quelques animaux comme des poules et deux porcs, ce qui le surprit.

Ils étaient cinq affectés à cette tâche et il n’y avait pas beaucoup d’affaires sur le pont, deux tonneaux chacun plus des bricoles et s’en était fini. Meln prit le temps d’observer les hommes lorsqu’il devait remonter. Ils étaient très haut sur le mât à faire des nœuds ou à tirer sur des cordages. Avec le roulis du bateau, ils s’attachaient pour ne pas être projetés à la mer par inadvertance. Meln n’avait pas vraiment peur de la hauteur, au contraire, mais les mouvements de balancier tout là-haut l’impressionnaient et il était content de devoir ranger des affaires au sol.

 

Une fois les manœuvres effectuées, le capitaine mit le bateau légèrement en travers du vent en tournant la barre ce qui eut pour effet de stabiliser le bateau.

Les pirates n’étaient pas inquiets et semblaient avoir confiance en leur capitaine.

« Bon, ça ira pour l’instant, dit ce dernier d’un air satisfait. Tiens le shaamah, tu ne nous a pas dit comment tu t’appelais.

-Meln », répondit sobrement celui-ci d’un ton qu’il pensait être mystérieux et classieux pour se donner une certaine allure. Il ne voulait pas passer pour quelqu’un de trop gentillet. Il avait même pensé à rajouter un petit rire « Miahaha » à la fin pour se fondre davantage dans sa nouvelle vie de pirate mais opta contre finalement. En réalité il avait toujours, malgré sa volonté, une voix aigüe et encore naïve propre aux shaamahs et l’effet en pâtît largement aux yeux des autres personnes présentes à bord.

-Tu as l’air de t’y connaître en navigation. Que f’sais-tu tout seul sur cette barque, perdu en pleine mer ? fit remarquer le capitaine d’un air circonspect pour tâter le terrain et mieux cerner son nouveau matelot, il voulait savoir si ce que ce dernier disait sur ses compétences était vrai.

-La navigation ? Pas vraiment, je sens que je ne pourrai que devenir meilleur avec un capitaine tel que vous !» répondit Meln toujours avec un sourire aux babines.

Il ne voulait pas dire la vérité par peur d’impliquer Azahung avec ces pirates, et dire qu’il maîtrisait les bateaux à voile aurait été une erreur. Il se serait facilement fait prendre. Il opta donc pour rester le plus flou et mystérieux possible afin de capitaliser sur son action qu’il savait vraisemblablement idiote maintenant de s’aventurer en barque, de sa confection qui plus est, en haute mer. Il devait trouver par tous les moyens une façon de quitter ce bateau à la première escale en s’intégrant au mieux parmi eux.

« Hm, je vois », acquiesça Draghan tout naturellement, comme si cela était une évidence même, et ce malgré le fait qu’il n’était pas plus avancé du tout au fond de lui avec la réponse du jeune pirate.

Il avait cependant très bien compris que le shaamah essayait de se la jouer mystérieuse pour éluder la question et reprit les choses en main. Son regard devint d’un seul coup froid et menaçant:

« Mais du coup tu faisais quoi tout seul ? » insista-t-il d’un ton pesant.

 

Meln sentit qu’il devait dire quelque chose de précis où sa situation tournerait mal et se racla la cervelle pour trouver une histoire de convaincante. Il fit passer son hésitation pour de la honte et répondit :

« Mia.. euh…en fait...j’étais parti pêcher de la bonite comme on en trouve au poissonnier… et…alors… je me suis …miaa…perdu, dit-il d’un ton honnête en baissant les yeux au sol, faisant des ronds avec ses pattes inférieures sur le parquet, les pattes supérieures dans le dos, les oreilles et la queue tombantes.

-Bwahahah alors t’es perdu en fait mon chaton ! s’exclama Fermack en appuyant une large main, pareille à un gourdin sur le haut du crâne de Meln d’une façon franche. T’inquiètes pas, avec les gars on va bien s’occuper de toi ! Pas vrai les gars ?! »

Des « Ouais héhé, c’est bien vrai » ou des « Tu vas voir, on sait être gentils aussi… des fois hahaha ! » tous moins rassurants les uns que les autres s’élevèrent parmi les pirates.

Ils commençaient à vouloir lui donner quelque chose à boire, une boisson de couleur pourpre et à l’odeur prononcée qu’ils avaient dans des bouteilles de verre. Deux gaillards le saisirent par les pattes fermement. Meln pensa qu’ils s’étaient finalement décidés à l’empoisonner maintenant qu’ils savaient « la vérité » et commença à lâcher quelques larmes en se débattant, sans succès.

 

Draghan sentit que les choses n’étaient vraisemblablement pas aussi simples mais il décida de laisser ses hommes s’amuser un peu et se mit en retrait.

 

Meln, voyant ses forces diminuer, se résolut au bout d’un moment à ingurgiter sciemment cette mixture, espérant ainsi y passer le plus rapidement possible. Il repensa à sa folle idée de partir à l’aventure par la mer et aux poissons qu’il n’aurait pas l’occasion de pêcher. Il se surprit même à décider qu’il ne reprendra plus jamais la mer avant de se souvenir qu’il était déjà trop tard.

 

Une fois chose faite, il toussa et puis… rien. Il regardait juste les pirates lever les bras en l’air pour célébrer en signe de victoire. Il comprit alors que ça n’était pas du poison mais ce que devaient boire ces marins en mer. Il était déjà plein d’eau de pluie et n’en bu pas beaucoup mais il sentit bientôt sa tête tourner légèrement. Oh ce n’était pas encore les effets de la boisson, non, mais le vent qui se faisait de plus en plus capricieux et qui provoquaient des mouvements de roulis du navire.

 

Meln était surpris de la rapidité avec laquelle pouvait changer le climat, cela ne devait pas faire une demi-heure qu’il était monté à bord mais les changements furent importants. Il était passé d’une pluie abondante qui fut progressivement remplacée par l’embrun des vagues de plus en plus hautes se heurtant sur la coque du navire. Le vent, de plus en plus puissant et atteignant les vingt-cinq nœuds à présent, soulevait la mer avec ardeur. Des vagues qui devaient mesurer dans les deux toises et demi émergeaient de la surface de l’eau de temps à autre, poussant lentement le bateau vers l’extérieur de la dépression.

 

« Capitaine ! Regardez à bâbord ! cria un marin alerte.

-Hahaha ! Dépêchez-vous, repliez la grand-voile, on s’met en fuite, pas le choix ! On ne tiendra pas comme ça! » ordonna celui-ci.

Des vagues encore plus grandes se profilaient à l’horizon, ils chavireraient sans aucun doute s’ils continuaient comme ça.

De nombreux hommes s’affairèrent à la tâche mais Meln ne savait pas quoi faire alors il décida rapidement d’aider en tirant de toutes ses forces sur un bout qui faisait remonter une voile tout en haut du mât en ayant l’air le plus compétent possible. Il laissa cela-dit la confection du nœud de bon cœur à un dénommé Wesley qui tirait avec lui et qui avait l’air de s’y connaître.

En haut du mât, quatre marins s’attelaient à replier la voile en tirant dessus. Une fois chose faite, ils se dépêchèrent de nouer les cordages qui la retenaient avant de descendre avec une grande agilité par les filets tendues sur les côtés.

Le capitaine vira pour prendre le vent en poupe. Le bateau se mit à pencher vers l’avant. Les pirates sentirent leur pied perdre en adhérence au sol et se dépêchèrent de rentrer à l’intérieur du gaillard arrière.

« Capitaine j’vous mets l’ancre ?! demanda un marin très musculeux.

-Oui, on va surement en avoir besoin mais attends un peu Morsec, je veux m’éloigner le plus possible avant ! répondit celui-ci.

-Entendu ! »

 

Meln voyait ce dénommé Morsec regarder en direction d’une sorte de drap avec une corde qu’il qualifiait d’ancre. Il se demanda s’il était fou ou au contraire bien plus intelligent que ces pirates. Il opta naturellement pour la deuxième solution et rentra à son tour regarder plus en détail et en prenant son temps l’intérieur du vaisseau.

Celui-ci était très sommaire : quelques cases avec des tapis et quelques hamacs suspendus ici et là pour dormir, des coffres pour les affaires personnelles, des armes.

Meln profita de la tempête à l’extérieur pour faire connaissance avec l’équipage en posant tout un tas de questions sur tout ce qu’il voyait. Les hommes se dépêchaient de ranger tout ce qu’ils pouvaient pour limiter les dégâts collatéraux du tangage.

 

Pendant ce temps le capitaine restait à la barre dehors. Pour maintenir le cap et éviter que le bateau ne se fasse avaler par un vague, il louvoyait avec habileté pour réduire l’angle du bateau et éviter les vagues qui commençaient à déferler.

La mer devenait de plus en plus déchaînée et le bateau menaçait de se faire trainer au fond de l’eau à plusieurs reprises.

« Morsec tu peux mettre la flottante ! » cria Draghan en tapant du poing sur le derrière lui pour faire signe.

La porte s’ouvrit et Morsec jeta la toile à l’eau à l’arrière du bateau. Il eut a peine le temps d’effectuer cette manœuvre qu’il se prit sur la tête une grosse vague qui déferlait sur le pont par le flanc droit. Cela fit bien rire ses confrères mais Meln essayait de voir ce que pouvait bien faire cette « ancre », il la voyait trainer dans l’eau par une petite ouverture dans le gaillard qui donnait sur l’arrière du bateau et se dit que cela devait servir à stabiliser celui-ci.

 

Au bout de quelques minutes il vit une vague gigantesque arriver, un véritable mur d’eau en face de lui. Il pensait que cette dernière allait heurter la poupe du bateau quand il réalisa que cette dernière commençait à se glisser sous le navire et le soulevait comme si de rien n’était. Il eut à peine le temps de s’agripper aux rebords de sa petite fenêtre qu’il sentit ses pieds se dérober sous lui. Il entendit des gros « boum » et baissa la tête pour apercevoir certains des hommes avoir heurté le devant de la cabine, faute de quoi s’accrocher avec un bateau côtoyant dangereusement la verticale à présent. Quelques instants plus tard, un grand bruit sourd retentit comme si une importante masse d’eau était projetée sur les côtés par la chute du bateau. Celui-ci se redressa violemment à la normal avant de basculer dans l’autre sens. Meln dut sortir ses griffes pour rester accroché avec l’intensité du choc. Il finit néanmoins par se vautrer à plat ventre douloureusement comme bon nombre d’autres marins.

« Hé capitaine ! Vous voulez notre mort ? crièrent plusieurs pirates d’une seule et même voix.

-Haha désolé! Remettez-vous bien à l’arrière, ça va secouer ! répondit la voix feutrée du capitaine à travers la porte».

Des rires s’élevèrent périodiquement pendant rares moments d’accalmie, à moins que ça n’eut été des gémissements…

 

Dehors, Draghan était debout à tourner la roue. Il n’était pas sorti indemne, lui non plus, de cette dernière vague et s’était accroché à la barre pour ne pas tomber. Il était littéralement trempé mais cela ne semblait pas le déranger. Il prenait ça et là quelques gorgées de la boisson pourpre qu’il avait stocké dans une bouteille personnelle accrochée à sa ceinture et semblait satisfait des sensations provoquées. Son regard était vif et fixé sur la mer afin de ne pas faire l’erreur qui couterait la vie à tout l’équipage. Il se savait loin des côtes et pouvait se permettre de se laisser emporter par le vent mais la situation nécessitait une grande expérience néanmoins. Le vent soufflait maintenant violemment et il aurait dû se tenir penché voire ne pas pouvoir tenir du tout s’il ne tenait pas la barre.

« Haha ! Il doit bien aller à une cinquantaine de nœuds, on a même des vagues de sept ou huit toises de haut ! s’exclama le capitaine avant de changer de ton. Aaah… des vagues comme ça, je ne t’aurais pas menti petit, je suis vraiment le plus honnête des pirates… ça ne me ressemble pas, s’ironisa Draghan à lui-même d’une voix basse en repensant à sa prédiction. Si ces vieux loups savaient que je déshonore ainsi le nom qu’ils me donnent… Mais toi mon chaton, si tu persistes à me cacher des choses et ne parles pas sous la pression, tu parleras certainement sous cette vieille boisson. Ta vie vaudra de l’or d’une façon ou d’une autre, on ne fait pas affaire avec moi si impunément.... en es-tu seulement conscient ?»

 

Le bateau continuait à franchir des vagues toutes plus immenses les unes que les autres, à plonger dans des gouffres plus profonds encore, donnant comme une impression de chute libre sur une mer dont les courbes devenues torves menaçaient de se nourrir.

Le vent décapitant les vagues en une pluie nuageuse balayait le pont avec plus d’ardeur que n’importe quel moussaillon ne le pourra jamais. Ce jour-là vous auriez appris qu’une daurades pouvait voler. Cette daurades était bien fugaces oui, capturable seulement par vents endiablés.

Elle se donnait à cœur-joie de longues heures durant, comme exprimant le pourquoi de son existence précisément dans ces circonstances qui la faisait frémir. Le craquement du bois, le sifflement du vent, le bouillonnement de l’eau…

 

Quelques heures plus tard, peu avant le crépuscule, la tempête s’essouffla et laissa bientôt place à une légère brise vespérale, tout juste suffisante pour apaiser les esprits.

Le capitaine, ainsi que l’équipe de jour allèrent se coucher, les veilleurs de nuit restèrent sur le pont. Meln en faisait partie, lui qui avait prit l’habitude de dormir le jour. Sa mission était de raffistoler le tourmentin, une petite voile triangulaire à la proue du bateau qui s’était déchiré avec le vent.

Il n’avait pas ce qu’il fallait à disposition mais improvisa. Il prit une arête dorsale d’un tassergal pêché auparavant qu’il perça à l’aide de sa griffe afin d’obtenir une aiguille à coudre. Il récupéra le fil dans des réserves qu’il y avait à bord : d’anciennes voiles ou des étoffes sans doute pillées à des bateaux marchands.

Meln n’était pas très à l’aise avec l’idée de devoir piller ou tuer d’autres personnes n’ayant rien demandé. Il espérait pouvoir s’échapper avant que ça n’arrive et la couture lui permettait de fuir la question temporairement. Il se concentrait sur tout le reste, ce monde qu’il ne connaissait pas. Il essayait d’imaginer à quoi ressemblerait la terre où il débarquerait. Il la voyait pleine d’arbres pour pouvoir produire tout ce bois. Il eut même secrètement l’envie à un moment de retirer une planche du bateau pour se confectionner une cane à pêche plus longue mais se raisonna de ne pas le faire en fin de compte.

Il observait la voile qu’il avait entre les mains qui était faite d’un tissu plus souple, et semble-t-il plus résistant que le saronys, qu’il ne connaissait pas. Lorsqu’il posa la question on lui répondit que c’était du lin et il réfléchit à tout ce qu’il pourrait créer avec ces nouveaux matériaux.

Soudain, il sortit de sa rêverie et observa son travail quelques instant.

« Mais quel étourdi je fais ! Un point de bâti, et puis quoi encore ?! s’exclama le shaamah couturier. Il aurait fallu un point arrière pour que ça tienne bien. »

Il en était tellement distrait qu’il ne réalisa pas qu’il avait commencé à coudre avec des points trop faibles pour un tissu aussi épais et résistant. Il recommença donc son travail de précision.

La nuit ne le gênait pas pour ce genre de tâche, la lune se reflétant sur les flots était bien suffisante pour ses yeux qui brillaient intensément dans l’obscurité.

 

Les jours passèrent et cela faisait maintenant une semaine que Meln avait embarqué à bord de la Daurade Fugace. Il s’était bien intégré à l’équipage et Draghan, le capitaine, était satisfait de son travail et de sa capacité d’apprentissage de la vie à bord. La plupart du temps, il était assigné à des tâches basiques voire un peu ingrates comme la cuisine ou le nettoyage mais de temps à autre il avait l’occasion de participer aux manœuvres ou d’épauler le menuisier. Il était globalement bien traité.

Il passait son temps libre à se reposer dans son filet qui lui servait de hamac ou à pêcher avec sa canne au bord du bateau. La pêche permettait d’économiser la nourriture à bord et à ce titre le capitaine le laissait largement faire car il y était gagnant au prix de deux deniers la portion journalière par homme. La seule contrainte de l’avoir était l’eau consommée. Meln avait appris quelques jeux de cartes mais également un bon nombre d’expressions vulgaires qu’il dédaignait prononcer.

En parallèle, il s’entrainait au combat avec deux de ses compères qui basiquement le rouaient de coups presque à chaque fois. « C’est comme ça qu’on s’endurcit ! » disait-ils. Mais Meln ne leur en voulait pas, il demandait même souvent des entrainements et voyait ses progrès de jours en jours ce qui lui fit gagner le respect des autres. Il ne voulait pas devenir pirate au fond mais il avait conscience que dans un monde inconnu, mieux valait être préparé. Il aurait été à la merci complète de ces pirates s’ils avaient été moins bien intentionnés. Il glissait cependant subtilement des remarques pour essayer de convertir l’équipage de pirates en marchands, sans réel succès.

 

Une fin d’après-midi, alors que Meln était en train de pêcher comme à son habitude, le capitaine vint s’assoir auprès de lui, sa bouteille toujours à la main. Il en bu une gorgée avant de demander :

« Alors comme ça t’aimes bien pêcher hein ?

-Oui, répondit sagement Meln.

-Pas mal, tu te débrouilles bien. On approche de la côte, on devrait croiser plus de bateaux ces prochains jours, tu pourras surement voir ce que c’est qu’une bataille comme ça. J’espère que tu es prêt. »

En entendant ces mots Meln déglutit difficilement, ce qu’il redoutait allait surement se produire. Draghan observa sa réaction avec attention comme s’il avait souhaité la provoquer. Il continua :

« Tiens ! Bois donc un peu de ça, ça te fera du bien », lui proposa-t-il en lui tendant sa bouteille personnelle. Meln n’aimait pas trop cette boisson pourpre qu’ils mettaient également dans l’eau pour la conserver mais il ne pouvait pas refuser le capitaine et en but une gorgée avant de la recracher aussitôt. Il sentit sa gorge brûler et les larmes couler de ses yeux.

« Hahaha ! J’avais oublié, elle est un peu plus forte que le reste, s’esclaffa le capitaine. Bois ! Bois ! Ca va aller mieux. »

Meln s’exécuta avant de continuer :

« Ça se passe comment un abordage ? demanda Meln après avoir repris ses esprits. Cette question le taraudait l’esprit depuis un moment.

- Oh ça te tracasse, je vois… mais tu n’as pas à t’inquiéter, les artistes comme toi ne risquez pas grand-chose, vous resterez à l’arrière. Bois encore ! »

Ils parlèrent d’une multitudes de sujets, tous plus variés les uns que les autres mais toujours en relation avec la mer. Meln apprit beaucoup sur tout un tas de sujets : des techniques de navigation aux populations et villes que l’équipage avait pu croiser en passant par le vol des mouettes et goélands.

Il buvait maintenant régulièrement sans s’en rendre compte comme si rester sans boire en présence du capitaine aurait été un affront. Et les effets commençaient à se faire ressentir. Il n’était pas saoul mais juste assez entamé pour abaisser sa garde. Le capitaine n’avait à aucun moment abordé le sujet de ce que Meln pouvait bien garder secret. Mais c’est bien ce dernier qui ne put s’empêcher de poser la question qu’il n’aurait surement jamais posé en temps normal :

« Et pourquoi vous êtes devenus pirates ?

-Oh ça ? Parce que j’en avais envie… ou plutôt parce que la vie m’a mis ici, je ne sais pas trop », répondit le capitaine d’un air faussement pensif et visiblement peu concerné.

Voyant le capitaine retourner sa technique de l’évitement contre lui pour fuir ses responsabilités, Meln s’énerva quelque peu intérieurement et continua :

« Et ça ne vous gêne pas de tuer des innocents ? »

Voyant le jeune moussaillon s’échauffer et perdre de vue la situation dans laquelle il se trouvait Draghan sourit légèrement. Il semblerait qu’il pouvait pousser un peu plus son interlocuteur pour avoir le fin mot de l’histoire.

« Des innocents ? Je me demande bien à quoi ça ressemble, rétorqua le capitaine.

-Bah ils ne vous ont rien fait et vous les volez ou tuez en tant que pirates.

-Des pirates ? Nous ? Ah j’ai du me tromper. Nous ne sommes que d’humbles pêcheurs… ou pécheurs… boarf la même chose en quelque sorte. Nous pêchons de jolis petits bateaux bien frais.

Oh regarde, tu as attrapé un bateau ! Euh non, je voulais dire un maquereau. »

Un maquereau tout frétillant était effectivement captif au bout de sa ligne depuis quelques moments. Cette prise si ordinaire revêtait une saveur bien amère dans ce contexte. Valait-il autant que de vulgaires pirates ?

« Mais quand on pêche, c’est pour se nourrir, ce n’est pas comparable, n’en démordit pas Meln.

-Pour se nourrir, tout pareil, regarde les tonneaux qu’on obtient ! Haha ! Bon j’arrête… tu vois, la seule différence entre les marchands et moi c’est qu’eux sont beaucoup plus nombreux, payant des taxes pour entretenir grassement un roi qui n’est pas bien plus doux que nous. Cela m’étonne que tu ne le saches pas, toi le shaamah, posa le capitaine avec un regard lourd de significations qui semblaient échapper à Meln. Tu es monté sur ce bateau, a servi des pirates pour te sauver la peau, voici ton royaume ! » dit-il en ouvrant grand les bras vers le pont, ou peut-être l’océan entier.

Le shaamah ne savait pas quoi répondre, tout cela n’avait aucun sens. Il se lança tout de même :

« Mais ils n’ont peut-être pas le choix.

-Être aussi ignorant que toi n’est pas de l’innocence. Tu as fait ce choix de monter pour ne pas mourir, eux font les leurs pour ne pas mourir. Suicide toi et je saluerai ton innocence Haha ! » dit-il en lui tendant son sabre. Après quelques longues secondes, et voyant que Meln ne le prenait pas, il le rangea, posa sa main sur l’épaule du shaamah et ajouta avant de rentrer dans sa cabine :

« Nous accosteront demain chez toi, souviens toi que tu me dois ta vie si un jour tu fais fortune. Je n’ai pas grand-chose à faire sur un bateau de quelqu’un de ton genre. »

 

Fermack qui était déjà à l’intérieur croisa Draghan et questionna :

« Alors tu le ramènes vraiment chez lui ?

-Hm ? Oh il n’est pas de Minghelle, surement d’une terre au nord vu la direction dans laquelle il ramait.

-Et on l’vend pas ?

-J’ai le sentiment qu’il me rapportera plus comme ça, il a du potentiel mais j’en tirerai pas grand-chose en l’état. J’ai investi dix litres de flotte, surement qu’il vaut plus que ça hahaha ! Bon, il est un peu con, mais ça doit venir du fait que c’est un shaamah, j’l’aime bien quand même.

-Héhé…»

 

Le lendemain matin dans la nuit :

« Terre en vue ! » cria un marin.

Meln accourut à la proue du navire, au loin un vaste morceau de terre semblable à un continent. En se rapprochant les étoiles semblaient être tombées. Pas de phare mais une myriade de points lumineux clignotants. Pas de lucioles non plus mais une terre qui brillait des yeux de ses félins.

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