La salle d’Enseignant flottait dans une espèce de mélasse magique qui pourrait distraire même le plus concentré des élèves. Etait-ce dû aux fenêtres qui s’illuminaient de diverses images, sorties tout droit de contes merveilleux ? Ou peut-être à cause de l’Enseignant qui, debout, sur son bureau, effectuait de grands gestes de ses petits bras pour parler ? La dernière option possible provenait de la professeure de guérison, Isra, qui, installée au fond de la salle, l’inspectait d’une mine curieuse.
En somme, le cours ressemblait à une sorte d’amas chaotique entre magie, théories et discours lointains. Heureusement, l’élocution simple du professeur Enseignant permettait de rapidement raccrocher aux bœufs la charrette en cas de perte d’attention.
La salle était plus pleine qu’à l’accoutumée, les bureaux resserrés offraient le loisir aux secondes années de se mêler aux troisièmes qui n’avaient pas vu ce nouveau chapitre. Les élèves en ce nava après-midi, étudiaient les créatures magiques.
Point de griffons, qu’Enseignant déclara être peu courtois, ni de salamandres qu’Enseignant révéla être timides, et pas même de dragons, au grand dam de certains élèves, qu’Enseignant assura être narcoleptiques. Ils étudiaient, pour ce cours, les créatures appartenant aux cervinances.
Le professeur Enseignant, dont le corps s’agitait de tressautements, fit l’introduction aussi protocolaire qu’Isra ne fit aucune note :
« Vous pouvez ouvrir vos ouvrages ! Ou pas ! »
Tout compte fait, Isra dû prendre des notes.
« Enseignant va vous parler des Cervinances. » Les lueurs en place de ses yeux scintillèrent avec plus d’éclats que certains sourires brillaient. « Ces créatures sont des cervidés… Comme les cerfs, les chevreuils, les daims, les rennes… » Dans son dos, le triste tableau noir s’irisait des silhouettes animales qu’il citait. « Mais la différence réside dans des étranges conceptions sur ce qui est magique et ce qui ne devrait pas l’être. » Les lueurs jumelles se plantèrent sur Isra et l’Enseignant soupira, provoquant peut-être un ou deux rires. « La différence, donc, provient de trois critères. »
Dans son dos, le tableau prit une allure ombrageuse et le chiffre trois s’inscrivit.
« La première ! La capacité à lancer des sorts. Jusqu’à preuve du contraire, un cerf n’ayant pas rencontré de mages sur sa route, ne peut pas lancer de sorts. »
La silhouette d’un cerf apparut et à côté de lui des étoiles brillèrent avant qu’une grosse croix rouge ne les barre.
« La seconde ! » Le deux apparut. La proportion de magie. Vous le savez, Enseignant le sait, tout le monde le sait : trois énergies pour nous, une énergie pour les animaux et une autre pour les monstres. Si ça a trois énergies, c’est un cervinance et pas un cerf. »
Dans son dos le cerf se trouva confronté à trois traits : l’un vert, le second blanc et le troisième noir. Le blanc et le noir furent barrés d’une grosse croix rouge à nouveau.
« La troisième et non des moindres est un peu plus subtile ! » Le trois apparut, et un Enseignant miniature sur le tableau se grattait la tête. « La capacité à évoluer dans une considération réfléchie et pensée par le langage à mesure du temps d’un point de vue sociétal. » Il contempla la classe d’élève et l’Enseignant du tableau arrondit ses yeux, encerclé par des points d’interrogation. « Dans la nature les cerfs évoluent généralement en hardes, des sortes de groupes. Les biches d’un côté, et quand c’est la saison, avec un cerf. C’est une communauté. Vous trouverez peut-être une biche qui dirigera davantage la harde que les autres, puisque si tout le monde décide, personne ne décide. La nuance réside dans le langage – qui doit permettre de parler de notions abstraites, dans l’évolution réfléchie – est-ce qu’elles vont décider d’être nomades ou grégaires puis faire des outils ? » L’Enseignant dans son dos s’illumina d’un point d’exclamation et le vrai Enseignant se tourna vers lui. « Il faut avoir au moins deux des trois critères pour qu’un cervidé soit considéré comme un cervinance. »
Peu à peu, en place des dessins apparurent trois phrases.
1. La capacité à lancer des sortilèges.
2. La possession de plus d’une énergie.
3. La capacité à créer des sociétés qui évoluent de manière consciente ou par des outils et des langages qui peuvent évoquer l’abstrait.
L’Enseignant se tourna à nouveau vers les élèves.
« Si vous avez des questions, posez-les ! Sinon, vous allez travailler… Avec qui vous voulez ou seul pour décrire l’une des espèces dans la liste… » Il désigna le tableau. « En cherchant dans les livres ! »
Sur le tableau apparurent différents noms : le Ryvreuil, la Mue des Sous-bois, le Blanc des violettes, le Géant de Cirel, les Bois d’Or et le Tigre Brouteur.
Peu à peu la classe se remit en mouvement, et différentes associations d’élèves se firent, parfois accompagnées des questions qui demeuraient en suspens. Une élève resta seule, adossée à la fenêtre, qui contemplait l’étrange ballet aussi mal à l’aise que possible.
Nouvelle, nul ne l’avait introduite et elle s’était faite si discrète que beaucoup l’auraient sans doute oubliée. Elle inspectait les groupes se former, hésitant entre approcher un élève solitaire ou abandonner et faire le travail par elle-même.
Dans l'ordre, la classe, Enseignant, l'élève perdue, et Isra.




L’on apprenait bien volontiers aux élèves à comprendre l’inexplicable, à rationnaliser l’occulte jusqu’à être en mesure de le comprendre. Jenaelle était une mauvaise élève sur le sujet, mais la meilleure d’Enseignant qui ne se souciait guère de comprendre comment, plutôt pourquoi.
Les souvenirs effleurèrent la lisière de son esprit, se précipitèrent aux portes de son palais mental qu’elle ne fermait jamais, trop insouciante pour s’en soucier. Elle contempla les orbites vides et les lumières et, eut-elle voulu s’en empêcher qu’elle ne le pût.
Il lui fallait partager cet instant, serrer la main de sa camarade à peine rencontrée pour se rassurer tandis que les guerres cascadaient dans son esprit. L’émerveillement du grand arbre en balaya une partie, et les questions aussi, une dévorante envie de comprendre ce qui lui échappait. Ce qui n’avait rien à voir avec elle. Le poids de ses épaules disparut tout à fait et, peut-être qu’en dehors de toutes les considérations Vespéréennes, le temps se troubla. Jusqu’à ce que la goutte touche le sol, il suspendit son cours, tandis qu’elle écarquillait les yeux pour percevoir toutes les lumières, chaque reflet, chaque trait de pinceau et, suspendues aux branches, les perles des rappels.
L’on se rappelait, l’on se souvenait, et Jenaelle sut que l’on pouvait manquer de ce que l’on n’avait pas connu jusqu’à l’appeler de tous ses vœux. La caresse d’une simple plume silencieuse à nouveau couvrit sa chevelure de petites tiges fines et dorées quand elle rencontra deux yeux clairs. La goutte accéléra sa chute, et les étreintes se succédèrent sans qu’elle ne puisse lâcher la main, ou battre des cils.
L’émotion déborda de ses yeux, et remua ses lèvres qui chantaient ce qu’elle appelait mais qui ne pouvait encore revenir. Subjuguée par les os et par les yeux, la timidité s’étiola et dans les chaussures de Vanessa, elle se sentit à sa place, peut-être un peu trop tôt. Sans être certaine de pouvoir être invitée un jour, elle tourna la tête vers Enseignant, puis vers sa camarade à nouveau, désirant s’assurer que tous deux voyaient comme elle.
Créature inspecta les alentours, et se détendit sans plus s’interroger sur ce que les élèves penseraient de son absence. Quelle que soit la manière dont c’était en sa mesure, la Créature expira d’aise et d’un geste sollicitant des muscles dont Enseignant ne fut point doté, inclina la tête en guise de respect pour les lieux, et ceux qui en prenaient soin.
Une vague ombre chatouilla le visage de Jenaelle, quand d’une main elle s’essuya la joue mais ne s’en souciant guère, suspendit le temps aux lèvres de l’aria de Hericuilë, la laissa terminer, l’écouta parler. Elle tendit les doigts et interrompit son mouvement, ses lèvres articulèrent à nouveau de quelconques vers, en quête d’un Chant qui ne vint jamais pour lui rappeler la mémoire qui lui faisait face.
« Vous l’êtes toujours, assura la trop présomptueuse enfant. »
Pensa-t-elle si fort que tous l’entendirent qu’elle n’en fut pas certaine et n’oublia pas de voir les similitudes entre sa camarade et la femme, peut-être un instant dont elle ne trouva jamais la fin, désira les partager à son tour.
« Vous… Êtes-vous aussi aux branches ? »
Ou peut-être était-elle la sève, Jenaelle se mordit la lèvre et tourna un instant la tête autour d’elle, observant le squelette, tandis que sa peau translucide laissa apparaître le sien, débordant d’énergie en tout lieu, ou en toute place. Elle se reconcentra sur la femme, cherchant à tout voir et craignant de tout oublier, elle aussi. « Partout ?, interrogea-t-elle à nouveau, ses orteils rétractés au fond des souliers de Vanessa. »
Jenaelle resta tassée sur elle-même et détourna le regard vers les chaussures de Vanessa, ne remarquant pas l’effleurement des ailes à ses chevilles. Elle ne sut pas précisément en quoi ses souliers pouvaient l’empêcher de faire quoique ce soit, ou même danser, mais ne l’interrogea pas ; après tout, Vanessa semblait plus à son aise qu’elle et bien plus capable de se mouvoir.
En retirant ses chaussures, tirant les petits lacets, sans y penser. Sous les souliers apparaissaient les collants en laine, brodés par sa sœur, qui revêtaient entre les mille arabesques quelques discrètes figures cachées. De crainte que leurs parents ne voient les figures magiques, sa sœur lui avait permis de continuer de rêvasser de la tête aux pieds. Le poids des responsabilités se glissa hors d’elle. Elle se mit ensuite dans les chausses de la jeune Lius-Carvot face à elle, remuant les orteils tout en l’écoutant distraitement s’adresser à Enseignant.
L’enseignant du tableau survécut tant bien que mal à une séparation arrivée trop tôt et se réinvestit dans sa mission aux élèves pendant que le grand inspectait la jeune fille, il parla d’un ton tranquille :
« Lorsque les uns se fâchent avec les autres ; ils sont plus prompts à se souvenir de ce qui les a éloignés et à en parler. Il est moins douloureux d’évoquer les objets de discorde que des raisons qui s’unirent ; parfois ils paraissent dérisoires. Et bien souvent, ils le sont. »
Enseignant se rendait bien sûr compte de l’évidence derrière ses mots, que tous devaient communément appeler un poncif, mais le rappel, à son goût, ne faisait jamais de mal à personne. Encore moins quand ces mêmes histoires impacteraient les plus jeunes générations ; une maladie se transmettant de parent à enfant. Alors que Vanessa évoquait ses légendes, Jenaelle, bien au chaud dans les bottines de sa camarade, se remit d’aplomb :
« Qui est Hericuilë ? » Puis, se rendant compte de son interruption, piqua un fard, certaine que ce devait être connu et qu’elle était ignare. « Enfin… » Elle bégaya quelques vaines tentatives de phrases avant de jeter un coup d’œil à l’Enseignant du tableau qui continuait de valser seul. « C’est une Telgun ? De qui pleurait-elle la mort ? »
La nouvelle enquêteuse, avide de vérité en devenir, s’excusa de toutes ses questions, mais pas de sa curiosité, tandis que ses cils battaient la mesure des questions qui traversaient son esprit en ébullition.
Le regard de Jenaelle se perdit à nouveau, ses épaules se tassèrent et elle voulut, d’une certaine manière disparaître. Enseignant eut la délicatesse de dissimuler son trouble et le Petit Enseignant écarquilla ses deux lueurs plus que nécessaire face au présent d’un quelconque souvenir. Le Petit Enseignant contempla la fleur qui lui était présentée et s’inclina bien bas, avec une exagération toute sienne. Sous la capuche qui dissimulait son visage à l’exception des yeux, expressions de son âme, un sourire s’étira.
Il était aussi faux que vrai, celui d’un félin à qui l’on aurait offert de laper la fin d’un bol, celui d’une créature à qui l’on offrait un présent. Aussi solennel que grandiloquent, il attrapa la fleur de ses deux mains et seul un œil particulièrement attentif, comme celui d’une élève à qui rien n’échappait sérieusement pourrait remarquer, à l’intérieur rouge de la capuche, la scène se graver en une teinte à peine plus sombre. Elle ne disparaîtrait pas.
Petit Enseignant, inspiré par les discussions précédentes, décida d’inviter la fée du tableau à danser et, si elle acceptait, danserait une étrange valse, à contre-temps, mais toujours dans le rythme d’une mélodie que seuls les habitants du tableau pourraient entendre.
Enseignant inspecta la jeune fille et inclina lentement la tête, il lui offrit une réponse :
« Enseignant sait ce qu’ils furent, mais hélas pas qui ils furent. Là où Enseignant est né, une légende existe à ce sujet. Là où les ailes rencontraient les pieds, où pour la première fois, la différence s’instaura, l’amitié naquit. Ils s’unirent, certains, autour de l’invisible – dont tous peuvent contempler les bienfaits. Ils ne pouvaient accomplir une volonté, une volonté d’amitié et de partage. Ce sont ni les elfes, ni les telguns ; les séparer serait contrarier la légende, ce sont les deux. Une seule et unique entité. » Il la contempla quelques instants. « Mais une jeune fille sait bien l’histoire des elfes, ne le sait-elle pas ? »
Jenaelle se surprenait de tout mais aussi et surtout de rien. Quelque chose continuait de bourdonner à la lisière de son esprit, et si elle regardait ses doigts, elle y verrait l’un de ses ongles se ternir jusqu’à devenir noir. Le phénomène ne dura pas, et nul n’aurait vraiment pu le remarquer.
Elle trouvait en la nièce de Nils, chez Vanessa, quelque chose qui faisait écho aux noms de ses amis, morts à cause de la maudite femme. Puis se détourna pour fouiller dans son esprit une question qui ne venait, trop aspirée à la réponse de la jeune fille.
Jenaelle peinait toujours avec sa magie à faire ce que n’importe qui de son âge parvenait à faire ; le simple revêtait l’allure d’une complexité infinie, et le complexe se réglait d’un claquement de doigt. Mais depuis sa naissance, la pierre noire jamais loin de sa porteuse, présent qu’Orn lui avait restitué avec des mots étranges.
Face au souvenir, à la voix modulée, Jenaelle s’absenta quelques instants pour laisser place à l’autre – qui en tout point était elle. La jeune fille contempla de ses mirettes subjuguées ce que la magie opérait de plus beau : dans l’incompréhension absolue, ne s’attardait pas comme Enseignant sur les filaments de magie qui, à eux seuls, formaient une toile Veuvacée. Elle ne s’arrêta pas sur la rosée de vérité que murmurait Vanessa et qui en perlaient chaque partie.
Elle écouta ce qui venait et s’approcha d’un pas, pendant qu’elle plongeait plus en profondeur dans les ténèbres, le besoin irrépressible de lui offrir un nom oublié la brûla, la dévora comme les passions dont elle voulait ranimer les braises. Ces histoires qu’elle ne contait pas, qu’elle taisait, car morcelées, s’animèrent et n’eurent plus besoin d’être entières pour être murmurées. Seul le nom, le souvenir, les rêves qui hantaient chaque nuit.
Enseignant plus alerte que la jeune fille, décela Esabia qui se préparait à articuler et le temps d’un battement de cil, Jenaelle disparut. Elle entrouvrit les lèvres, et fixa à nouveau la silhouette qui se dissipait. Elle l’observa disparaître, et fixa de son regard sans-âge celle qui l’avait appelée. Elle la fixa, puis murmura d’une voix un peu plus grave :
« Toi, tu peux. Si tu veux. Je préfèrerai, je crois. » Elle s’approcha d’un pas et alors que son regard s’arrimait à celui de Vanessa, comprit enfin le choix de son oncle. « Et moi, à chanter quelque chose... De différent. »
Son esprit vrombissait encore des chants sorciers, pendant qu’Enseignant fixait la scène les mines rondes. Même le petit enseignant du tableau oublia sa grandiloquence pour se résumer à une allure surprise. Ce fut le premier à se remettre de tous ces événements ; il décréta ainsi que lui aussi avait le droit à des fleurs et se retrouva au milieu d’un bouquet de dorées d’ici.
Enseignant réagit ensuite :
« Enseignant pense toujours que là où on a le choix d’utiliser, le plus judicieux est de partager. Une jeune fille a bien raison de s’éviter les présents de magie des fées. » Il laissa quelques instants passer, incertain que les renseignements d’Ennya sur le professorat l’eût préparé à pareille situation, il les délaissa et en profita pour parler plus sincèrement : « Le consentement, la foi et le dessein ont bien plus de pouvoirs que leurs opposés ; même si la magie est employée et utilisée, les chamans ont toujours mieux compris le monde. C’est un pouvoir différent, qui ne fait pas briller l’individualité, mais l’ensemble. » Il inspecta la jeune lius, dont ses souvenirs se limitaient qu’à de vagues mentions, trop habitué à éviter les hommes. « Si les yeux doivent voir, ils verront. S’ils ne le font pas, ils verront, mais ne comprendront pas. »
Jenaelle revint, plus lentement, moins complètement sur Vesperae, l’esprit emplit de plus questions qu’elle ne pouvait en prononcer. Son regard s’illumina d’une curiosité qu’il lui était difficile à dissimuler et d’une forme d’admiration. Non pas pour la femme – bien que ce fut le cas. Mais pour Vanessa qui prenait huit fois le temps de s’excuser et qui parlait avec bien plus de sagesse qu’un dragon. Elle s’en inspira.
« Sont-ils Faederath ? »
Le Petit Enseignant se greffa des sourcils faits à la craie et les fronça bien fort, semblant lui faire comprendre que certaines questions auraient dû être amenées avec davantage de subtilité. Pour autant, le bouquet qui s’évasait en sourire ne dupait pas la jeune fille. La réponse d’Enseignant vint :
« Les hôtes, non, ils sont création – qui a dépassé leur créateur. Les autres, oui. »
Enseignant inspecta la mine chafouine de son interlocutrice et suivit son attention dispersée d’une lueur qui se voulait amusée – bien qu’elle fût en réalité comme à son habitude. A la mention de la poussière, Enseignant inclina lentement la tête et, le petit au tableau écarquilla toutes rondes ses deux énormes lueurs, si bien qu’elles doublèrent de volume.
« Pourquoi ne faut-il pas l’utiliser ? »
Jenaelle, à son tour, secoua la tête, revenant au monde et sa propre énergie menaça quelques instants de déborder. Le petit Enseignant au tableau se concentra, les yeux plus maigres, et l’air concerné.
Elle s’accrocha à ses mots, et elle oublia la désagréable sensation des détoxificateurs à mesure qu’elle basculait à demi dans le Soi. L’envie de révéler des histoires qu’à demi connues l’habita et fut dissipée par sa mine désappointée. Jenaelle inclina doucement la tête.
« C’est pas grave. On peut l’écrire quand même. Quelqu’un la lui lira, un esprit par exemple. » Elle confia, ensuite, une histoire qui était seulement vraie, ni parcellaire, ni contée. « Je crois… Que les lettres arrivent toujours à destination ; même quand on ne les envoie pas ou que la personne ne peut pas les lire. Peut-être que c’est ça, les arcs-en-ciel. »
Lentement, son don reprit une allure plus constante et fut à nouveau réprimé sans plus aucune difficulté.
Elle tourna la tête vers Enseignant et demanda, tout de go :
« Comment je peux entrer en contact avec les esprits de la Nature ? »
La mâchoire de l’Enseignant du tableau dégringola en des marches et il se frotta le crâne d’une troisième main survenue d’on ne savait où. Même le vrai Enseignant se trouva quelques secondes durant démuni. Il inclina la tête d’un côté, puis de l’autre, changea son bâton de main et s’interrogea sur à quel point Orn voudrait le dévorer s’il répondait à la question. Puis, décida de le laisser digérer l’information :
« C’est comme avec Soi, mais en mettant le pied de l’autre côté du talent ; quelque chose qu’Enseignant ne recommande pas de faire ici. Ou, plutôt, demander aux fées qui sont plus capables. »
Jenaelle tourna la tête d’un côté, puis de l’autre et réalisa un pas de côté, jusqu’à frôler l’épaule de Vanessa. Elle s’excusa, maladroite et rien ne se produisit, définitivement, Jenaelle ne comprenait pas bien ce qu’Enseignant voulait dire. Elle refit un pas de côté et Enseignant du tableau, la main devant la bouche, se retenait de rire. La jeune fille abandonna l’idée de le faire et s’en voulut pour la question perdue. Son esprit réfléchissait à toutes berzingues, mais entremêlé par la magie aspirée et son inspiration lacunaire.
Son visage s’illumina :
« Les Hôtes Forestiers et les Bois d’or se sont-ils déjà rencontrés ?
— Oui. A une époque, ils vivaient au même endroit, dans l’Eternelle ou à Fozzia. Les habitants des hôtes voulaient communiquer avec les Bois, et pour cela, devaient poser la question inverse à celle d’une petite sorcière. »
Jenaelle afficha un air inspiré et acquiesça lentement avant d’interroger sa camarade :
« Tu veux poser ta dernière question maintenant, ou après la mienne ? »
Jenaelle fronça un peu les sourcils, ne comprenant cette fois plus très bien ce qu’il y avait à comprendre. Elle se doutait bien que c’était elle qui pêchait et suivit du regard Vanessa.
« Mais elle est partout, souffla-t-elle presque trop bas pour être entendue. »
Enseignant releva le nez en direction de la jeune fille et suivit ses pérégrinations sans en comprendre la précise teneur, l’essentiel était ailleurs. Il contempla la créature et inclina lentement la tête, effleurant du bout de son doigt ganté le dessin. Pour peu que son interlocuteur soit observateur, le gant avait une étrange allure, il remuait comme s’il était plein d’eau à défaut d’os, mais se maintenait comme pourvu de tendons.
Sans attention particulière, il faisait illusion, mais dépourvu de cette magie, il conservait l’étrangeté qui caractérisait Enseignant. Ses deux lueurs oscillèrent sur la créature et il redressa la tête, désignant du bout de son index mollasson les runes qui s’illuminèrent.
« L’archimage Pandore n’a pas écrit au sujet des Hôtes Forestiers ou Semahsitika kalli. Ils sont presque tous disparus à ce jour. » Sur le tableau, le petit Enseignant tomba sur son séant, dépité au-delà des mots par pareille nouvelle. « Si une jeune fille désirait obtenir des informations, elle chercherait dans les ouvrages du chamanisme, peut-être même ceux Murmil. » Cette fois, il lui poussa des ailes et il indiqua… Derrière le bureau d’Enseignant d’un index tout à fait enjoué.
Enseignant agita son bâton et le petit délateur s’immobilisa, la mine coite.
« Les bois d’or connaissent des flancs des montagnes l’endroit où Deen subit les créatures et où le Givre se fit bataille. » Il se pencha un peu et, sur ton de connivence, murmura : « Les bois d’or savent aussi arpenter d’autres contrées. Des hardes ont couru les plus hauts plateaux et les cavernes les plus profondes, aux côtés… »
Il jeta un coup d’œil à Jenaelle et d’un échange silencieux, celle-ci haussa les épaules et se cousit la bouche en signes.
« Des Amazones. »
Enseignant se redressa et reprit une attitude plus sérieuse, derrière lui, il cessa de se boucher les oreilles et acquiesça la mine grave.
« Une jeune fille connaît sans doute cette histoire, mais il y a bien longtemps qu’Enseignant n’a plus connu nul capable de les apprivoiser, il faut… » Ses lueurs d’yeux s’illuminèrent d’or. « … Une pincée d’un petit quelque chose qui manque. »
Jenaelle se tint silencieuse, laissant l’échange se faire et réduite à sa bonne résolution de moins parler et davantage écouter. Cette bonne résolution battait de l’aile, aussi se tourna-t-elle vers le tableau. La pièce, saturée de magie, activa les détoxificateurs de l’école et Jenaelle grimaça. Elle ne l’aimait pas et devait prodiguer un effort bien trop important pour devenir invisibles à leurs yeux. C’était se rentrer dans une boîte trop étroite. Elle oscilla du regard vers les élèves inconscients du phénomène, et d’autres qui, en sachant, l’ignorait. Elle se perdit dans leur contemplation, aspirée par des brèves de souvenirs trop flous pour être compris et trop nets pour être ignorés.
Les histoires venaient à nouveau s'inscrire au tableau de Jenaelle, et celles dont elle ne prenait pas encore la pleine mesure lui brûlaient les lèvres. Orn désapprouverait-il ? Sans nul doute, mais il lui manquait une personne à qui elle pourrait parler. Qu'elle le dise à Vanessa et Nils serait-il au courant ? Les secrets demeuraient encore sien, les protéger avait un prix et bientôt il serait temps de partir, jusqu'au prochain Nava.
Les vautours planaient au-dessus de sa tête, prêts à se repaître de sa chair et de sa mort, prêts à tout pour l'empêcher d'apprendre toutes les histoires. Et son murmure, inaudible, ne retrouverait jamais sa force.
À l'instant où Vanessa décolla, Jenaelle se laissa aspirer dans son sillage, profitant des épaules pas si larges mais qui creusaient au milieu des élèves une avenue jusqu'à Enseignant.
Elle secoua la tête. Et ne comprit pas ce que lui disait sa camarade :
« Revoir qui ? » Puis, se racla la gorge et repensa à son amie aux osselets. « Parfois l'école n'est pas le meilleur moyen de l'appréhender. J'ai connu quelqu'un comme ça. Elle apprenait avec son ami. »
Elle serra ses doigts entre eux et resta fixée sur l'arrière de la tête de Vanessa tout en l'écoutant.
« C'est pas une excuse. Mais c'est souvent vrai. À quelques exceptions près. » Des souvenirs de la maison se heurtèrent à la digue de sa bonne humeur, l'érodant quand elle dévia de sa route, le coup d'épaule et les excuses qui s'en suivirent la firent refluer.
Puis, d'un petit sourire, elle se fit adepte des contre-sorts.
« Le plus dur, c'est d'écrire le premier mot. C'est comme marcher. » Gauche elle manqua de trébucher quand Enseignant poussa son bâton contre son épaule pour la maintenir.
« Salut ! Merci. Merci. » Jenaelle se racla la gorge et leva la tête. Avant de se rappeler qu'il était plus bas. Elle baissa les yeux vers lui. « C'est bizarre que tu sois tout petit.
— Enseignant intimide moins. »
Ses deux grosses lueurs se tournèrent vers Vanessa et en se posèrent sur le dessin.
« Oui. Vous pouvez. Ce sera difficile. Enseignant ne va pas vous mâcher le travail, cependant Enseignant vous laisse trois questions chacune pour aider le début des recherches. »
Jenaelle eut un petit sourire, à sa remarque et ne parvint pas à réprimer le rire qui s’échappa de ses lèvres aux remarques sur sa grande sœur. Et à mesure qu’elle l’écoutait, le brouhaha de la pièce devint un simple bruit de fond, elle ne les percevait plus, toute entière concentrée sur son interlocutrice et la fenêtre lui offrant le bol d’air nécessaire à sa survie.
Sur le ton de la confidence, elle murmura au sujet de l’autre pièce.
Elle eut un petit rire. « On les appelle les Veuvacées, tu sais. » Puis, s’arrêta sur ses propos : « Mage blanc ? Prévoyant ? La théorie… » Son esprit fit un détour, vers les discussions avec Raphaël et ne parvint à se débarrasser de la boule dans sa gorge qu’au bout de la troisième déglutition. D’un sourire, elle balaya les théories. « Elle est à l’école de magie aussi ? »
Le dessin lui sembla bien fait, les contours de la créature apparaissaient comme plus encrés que les autres, pour une œuvre faite sur le coin d’une table chahutée par d’autres élèves, Jenaelle la trouva douée. Peut-être aurait-elle dû faire les sceaux ? Puis, se détachant de la forme par sa contemplation du fond, la jeune fille fouilla dans le désordre de ses pensées.
« Le géant il reste sur quatre pattes. On peut peut-être demander à C… A Enseignant, non ? Si c’est un cervinance, il dira sûrement oui. » D’un ton de confession, peut-être trop candide pour une Theran, Jenaelle assura : « La méchanceté c’est souvent parce qu’on a été blessé, à un moment donné. Ça se trouve, il n’est pas si méchant. »
La mention de Conte-fleurette s’abattit sur elle comme un étrange secret qui aurait été éventé aux yeux de tous, Jenaelle pâlit ou verdit dans une honte incommensurable, plus grande encore que les dragons endormis et plus terrible que les squelettes. Elle papillonna des yeux à la mention de la femme. Et se rétablit, fermement, sur ses appuis.
« Il était pas très bien. L’histoire a changé maintenant. » Elle pencha la tête, se sentant obligée par une quelconque impulsion de justifier les quelques mots et les trop nombreuses fautes. « Ce n’était pas très bien écrit, mais c’était vrai. »
Elle l’observa changer de sujet et Jenaelle tourna la tête vers l’enseignant qui se rapprochait de certains élèves, occupé à leur expliquer certaines notions, à leur indiquer comment trouver l’information qu’ils recherchaient. De l’autre côté, Isra aussi s’était assise à côté d’autres groupes pour leur apporter ses lumières.
« Je crois que ce serait mieux les bois d’or ou demander à Enseignant si on peut faire celui de Gathol. Ce serait plus intéressant, non ? »
Jenaelle la regarda, puis cligna lentement des yeux en suivant ses phrases, ses mouvements et le reste. Elle aurait mille fois préféré retourner voir Yedinoregba pour voir ses progrès dans sa tornade, mais celui-ci l’avait tout aussi bien mise à la porte qu’Orn. Et à en croire son expression, elle aussi aurait préféré être ailleurs. Ou alors, elle avait mal au ventre.
Elle baissa les yeux vers la pièce de sagesse, et réfléchit tout en l’écoutant. Une blague fleurit sur ses commissures, l’ombre d’un sourire qu’elle retenait à grande peine. S’excusait-elle autant parce qu’elle avait essayé le heaume de Nils ? Probablement pas. Son esprit s’éventa de ses questions. Tonton ?
« Tu peux la garder. Je lui en fais cadeau. Peut-être qu’elle te sera utile. Un jour. » Elle se racla la gorge, sans véritablement pouvoir expliquer l’impulsion qui la prenait en offrant ces pièces. Cela lui semblait naturel, découlait d’un sens métaphysique qui l’éloignait sûrement de Willanjis. Le dieu du commerce aimait-il les cadeaux ? Elle s’en détourna et observa le visage de la jeune fille. « C’est pour la sagesse… Même si la connaissance lui allait mieux. »
D’un regard, elle inspecta Ysha, puis acquiesça lentement en suivant du regard la créature.
« Oui. C’est un ami du professeur. » Elle frotta ses doigts entre eux. « Il est… Un peu spécial, il faut le prendre avec des pincettes. La métaphore, pas… Bref. Il est drôle et pas trop méchant. C’est le plus important, non ? »
Puis, finalement, elle se présenta, et cette fois, elle comprit. Jenaelle ne laissait jamais vraiment l’occasion de parler, elle était trop bavarde et pour la première fois, elle se sentit injuste de ne jamais écouter avec autant d’attention que ses interlocuteurs lui en donnaient. Elle se promit que la prochaine fois, elle écouterait même si les mots lui brûlaient les lèvres.
« Moi, c’est Jaenelle. » Elle haussa petit à petit les sourcils. « Je suis censée être discrète. » Elle gloussa un peu. « C’est tellement bête qu’ils se diront jamais que j’ai vraiment fait ça. »
Au-delà de la bêtise, Jenaelle détestait mentir, et elle oublierait aussitôt son mensonge, il lui semblait qu’en changeant de prénom, elle ignorerait la Maison, les sacrifices et les enseignements qu’elle devait en tirer. Elle détourna le regard vers le tableau et inspecta les différents noms.
« Tu as raison. C’est pas la violette. Ça ressemble à un cerf avec un corps en bois blanc, il a trois yeux et on dit les violettes parce que sur la mousse dans son cou, il y a pleins de fleurs, d’abeilles, de bourdons, d’araignées… Pleins d’insectes. La Mue du Sous-bois… Il a l’air d’un cerf mort avec des pics en bois qui dépassent de la croupe et des crocs. Lui, il a des fleurs aussi, mais roses. Le géant de Cirel, il est… » Elle inspira et s’apprêta à enfoncer une porte ouverte avec brio : « Très grand. Il brille et il est tout vert. Les bois d’or… Je sais plus. Je crois qu’il fait du feu ? Le tigre brouteur, j'en ai juste entendu parler. »
Elle inclina un peu la tête sur le côté, se rendant compte que sa nouvelle résolution n’avait pas tenu bien longtemps, aussi se décida-t-elle de la prendre à bras-le-corps et d’un sourire hésitant décida de commencer à faire équipe :
« Tu es à l’école depuis longtemps ? Il… Il ne parle pas beaucoup. Peut-être parce que je n’écoute pas assez. » Puis, elle désigna le dessin. « C’est un dessin de ryvreuil ou tu avais déjà commencé à écrire ? »
La cacophonie la mettait toujours mal à l’aise et elle ne pouvait que suivre du regard les différents élèves qui bougeaient. La foule qui remuait ressemblait à un liquide. Une foule composée de bien moins de personnes qu’au marché, se rassura-t-elle.
Elle inspectait au tableau les noms et Enseignant désigna du bout des doigts l’un des noms. La jeune fille l’inspecta puis acquiesça, si discrètement qu’elle ne remarqua pas tout de suite l’élève qui manqua de la bousculer, moins une passée et déjà, elle allait se planquer à une fenêtre, une simple feuille pressée contre elle.
Une discussion s’entama dans son esprit : devait-elle la rejoindre ? Elle ne semblait pas en avoir envie. Rejoindre quelqu’un d’autre ? Son estomac galopa dans ses talons. Non, pas quelqu’un d’autre. Ou bien rester seule ? Orn dans sa tête râla, non pas qu’il fut réellement dedans, mais il lui remontait bien trop souvent les bretelles pour qu’elle ignore ce qu’il pensait.
Faire des efforts. Mélanie l’y aurait poussée aussi. Elle plissa le nez, les yeux et ses doigts avant de s’emparer d’une de ses feuilles et de s’ébrouer. Une vague de magie se déploya de la fenêtre en écho à la sienne, dissimulant les arcs qu’elle ne retenait pas.
Elle s’approcha de la silhouette et la regarda, son regard happé par les créatures qui arpentaient l’autre côté de la fenêtre. Elle ouvrit la bouche, pour lui proposer de faire équipe, ou pour la saluer, mais ce ne fut qu’autre chose qui sortit.
« Lui, il s’appelle Ysha. »
Ses yeux se fermèrent quelques instants, pendant que Jenaelle se rendait compte qu’elle était fichtrement incapable de se souvenir de comment socialiser avec des gens. Elle se racla la gorge et compléta.
« Je peux partir si tu veux. Je me suis dit que ce serait mieux… De pas être seule. » Un flottement survint, d’une demie seconde, avant qu’elle ne se précipite de rajouter : « Mais t’as pas l’air d’avoir envie. »
Alors qu’elle entamait son repli stratégique, elle fronça à peine les sourcils et baissa les yeux vers les poches de sa camarade de classe, avant d’inspecter son visage. C’était un signe du destin.
Elle se racla à nouveau la gorge et l’observa, la tête penchée, s’attendant au refus, sans pouvoir empêcher son regard d’osciller vers l’un des cadeaux cachés dans sa poche.