
Une belle journée de moniac dans les plaines du Triomphe. Une charrette chargée de quelques paquets et de deux tonneaux descendait vers le sud, tirée par deux chevaux. Et qu’ils soient montés dès Proncilia ou en cours de route, les prix avantageux pour une place à l’arrière avaient su attirer quelques gens qui préféraient faire route à plusieurs, que ce soit pour la sécurité, la rapidité ou toute autre raison.
Un jeune homme, entrant à peine dans l’adolescence était assis à côté du cocher, plongé dans un livre malgré le cahotement. Il releva la tête et ferma celui-ci.
« Où dormirons-nous ce soir ? demanda-t-il au cocher.
—S’il n’y a pas d’incident, on mont’ra l’camp un peu plus loin dans les hauteurs », répondit celui-ci de son habituel ton sec.
Le plus jeune jeta ensuite un œil par-dessus son épaule vers les voyageurs. Voyant ceci le cocher releva le menton, sans véritablement se retourner et demanda au dernier monté :
« J’te descends où déjà ? »


(HRP : Vous pouvez vouloir aller n'importe où dans le sud du royaume si la ville se trouve "globalement" dans l'axe Proncilia-Lyzdo (pas d'Abheleim par exemple). Le cocher acceptera les détours contre compensation financière. Vous pouvez embarquer à tout moment, à tout endroit traversé avant la fin du périple avec un chargement raisonnable. Vous êtes les bienvenues pour toute éventuelle intervention de votre part impliquant tous les personnages à bord, j'offre principalement un contexte.
La marchandise semble, d'après les échanges précédent être la propriété d'Adonis.)
« Les gardes à l’intérieur, expliqua laconiquement le cocher tout en suivant le convoi s’éloigner au pas du regard une nouvelle fois. Si j’étais riche, je les ferais marcher ou monter à cheval à côté, et dormir à l’extérieur, alors j’dirais qu’ils n’ont pas beaucoup vivres. »
Au « Prêt » de Jurgen, le cocher rangea dans sa chemise les affiches sur lesquelles les croquis de diverses personnes et quelques descriptifs pouvaient y être aperçus. Il remonta ensuite à sa place et se détendit les jambes une dernière fois avant un moment puis reprit les rênes en main.
De son côté Adonis avait fait rechercher quelques saucisses sèches à Martin, qu’il avait observé avec une étrange insistance alors que Carnage et Massacre se remettaient en mouvement, quelques brins d’herbe encore entre les lèvres.
A la question du cuisinier, il détourna finalement la tête pour le dévisager.
« Je regrette de ne pas avoir pu jeter un œil à tous les produits. Mais je n’ai de toute façon pas de quoi conserver la plupart », déplora-t-il d’un air qui trahissait finalement son jeune âge.
Il se reprit cependant rapidement, jetant un œil aux produits ramenés pour Jurgen.
« Je n’ai pas compris grand-chose à ce paysan-là, c’est à vous ? » demanda-t-il en montrant ces derniers.
Jurgen suivit la charrette s'éloigner, s'imaginant déjà conter au gré des cordes une histoire fantasmagorique dont l'unique héros serait la lanterne qui ballotait au gré du pas des chevaux, effaçant la déception sous des rimes pauvres, car il était de rigueur que de rendre honneur à la vie locale. Il compenserait autrement. Il tourna la tête vers Crinevère et acquiesça. "La réponse viendra peut-être. Pourquoi pas trop long ? Ils ont bien des caisses." Il lui laissa le temps de répondre, puis, à sa question, conclut simplement : "Prêt." Il se détourna ensuite vers Adonis et les deux hommes, contempla le foin, puis se retint d'en faire un des affiches avant de se hisser, de crainte qu'on ne l'abandonnât là. Jurgen acceptait d'être bien des choses, mais un oublié, certainement pas. Il observa le parchemin, le balayant seulement du regard et écouta l'échange avec une ferveur retrouvé, et l'angoisse des cahots se rappelant à lui. Une fois les discussions terminées, pour ne pas déranger l'échange, il demanderait : "Avez-vous trouvé ce que vous vouliez ?"
Crinevère jeta un regard au cuisinier en l’entendant arriver, se détournant du chariot.
« Non, répondit simplement, bas mais sans trop en faire, le cocher. Mais je suppose que ça n’a rien d’étonnant qu’des gens importants préfèrent n’pas voyager trop ouvertement. Pas un trop long voyage… surement.
…
Prêt pour repartir? » ajouta-t-il à l’intention de Jurgen en voyant les deux paysans se diriger vers la charrette pour parler à Adonis.
Il jeta particulièrement un œil à son jeune passager qui venait de terminer d’installer les banquettes de foin en des sortes d’escaliers couvrant les planches, feuilleta rapidement ses quelques affiches en main et en sortit une qu’il mit sur le dessus de la pile.
Jurgen s’en était allé, nourri par sa propre curiosité que les affaires ne retenaient pas. Il était un terriblement mauvais commerçant pour la Grande Guilde. Il acquiesça aux paysans leur faisant signe et contempla la charrette sous ses deux sourcils en broussaille haussés.
Ils ne s’arrêtaient pas.
Ils ne s’arrêtaient définitivement pas mais les hommes armes distillaient un mauvais instinct, chez le barde et cuisinier. Sans doute parce qu’il était de réputation notoire que les combattants avaient le palais érodé par leur agressivité et salaient tellement ses plats qu’il ne restait plus rien. Il leva une main à son nez, le frottant du bout de ses doigts.
Aucune armoirie, ni blasons, ni quoique ce soit ne lui rappelait quelque chose, il plissa les yeux, certain d’en rater un et observa un peu plus attentivement. Sans ralentir, mais en s’assurant que les deux hommes le suivaient toujours, il se rapprocha du cocher qui revenait.
« Eh bien. C’est discret !, s’emballa-t-il à voix basse. Je suis curieux, les connaissez-vous ? »
Et, en croisant le regard du cocher, lui adressa un mince sourire, ne sachant trop que penser de l’imposante charrette. Mais, quoiqu’il en pensât, le barde souffrait d’une propension à l’indiscrétion démesurée, encore que, il essayait de se mesurer, lui. Aussi, tentait-il d'inspecter ce que les rideaux dissimulaient sans avoir l'air de ce qu'il était : une fouine.
Pris de court par le cuisinier. Les deux paysans s’immobilisèrent une fraction de seconde la bouche ouverte, comme pour laisser échapper un mot qu’ils n’avaient pas eu le temps de penser.
Joseph, riche de sa vivacité, s’exclama ensuite en s’élançant vers le barde déjà parti :
« A’endez, ‘va vous l’ra’pagner !
—Hm, j’vais pouvoir négocier avec l’seigneur comme ça voir c’qu’il veut, acquiesça Martin avant d’en revenir à Jurgen. Si vous trouvez des acheteurs, j’peux en produire plus. Mais c’fait pas un peu loin Arg’las ? »
Sur le côté, le chariot ne s’était pas arrêté, laissant, s’il n’était pas arrêté, quelques instants pour en admirer le travail du bois, hélas quelque peu abîmé par endroits.
Tiré par deux chevaux, un homme sommairement armé d’une lance et d’un gambison à côté d’un cocher moins menaçant que le sien, Jurgen put voir par une ouverture devant, contrairement aux autres dont les rideaux étaient tirés, un bref reflet métallique, sans doute d’une armure, ainsi qu’un javelot, la pointe en l’air. Le visage de l’homme, assis sur un côté en face, croisa brièvement celui de Jurgen dont l'accoutrement et l'attitude obtinrent un sursaut d'expressivité de sa part, sans qu'il ne put s’y attarder longuement.
Jurgen dut solliciter toutes ses capacités de compréhension et cette fois, il rendit les armes. L’accent de Joseph demeurait compréhensible, mais les mots à moitié dévorés comme un ancien prisonnier profitant de son premier repas de liberté, le ton trainant et les argots spécifiques à l’accent du sud de Proncilia eurent tout à fait raison de sa compréhension. Il commença à se demander s’il ne passait pas pour le touriste dont on dépècerait les finances aussitôt arrivé.
Venait-il d’insulter le petit seigneur de bâton ?
« Ah, mes excuses Martin. Malheureusement, nous devons voyager léger. » Il inspecta les pièces dont la fatigue devait l’avoir empêché d’en évaluer la pleine taille. S’il se ramenait avec le poids d’un homme en très bonne santé, nul doute que ça ne passerait pas sur la charrette. Et en plus, il devrait le porter ce qui était hors de question. De plus, il s’était laissé tenter et n’avait désiré qu’accomplir sa mission. Il s’excusa à nouveau, du temps qu’il lui avait pris et expliqua : « Voyez, à Argelas, les bouchers du coin font souvent des petites pièces. Ce n’est que pour le restaurant que l’on a de si grandes pièces. Nul doute qu’ils sont délicieux, mais… Ça ne passera pas sur la charrette. »
Il acquiesça à nouveau, affectant une mine de circonstance, entre déçu et navré. Puis, s’enorgueillit d’un sourire. « Mais j’en parlerai, peut-être que la Grande Guilde pourrait vous proposer une affaire, si vous acceptez... Parce que comme vous le voy… »
Il s’apprêtait à désigner la charrette et fronça les sourcils, et fut intrigué par le chariot.
« Ehhh… Merci, Martin, Joseph… Mais je suis curieux, je dois aller voir ça. »
D’un geste poli, il inclina brièvement la tête et s’avança vers le nouveau chariot à côté de la charrette pour découvrir ce dont il recelait et ce qu’il faisait ici. Voyage comme eux ? Simple halte ? Ou quelque chose qui ferait frémir ses cordes de récits formidables ?
« Si c’du bœuf qu’il vous faut j’ai bien cette noix affinée, cet onglet ou cette jambe, dit-il en passant sa main dans les rayons de produits suspendus. Qu’est-ce qu’il veut pour quinze pièces ? Ce bâton ? J’vends pas de d’mi morceaux, s’interrogea-t-il. Mais, pou’ c’qui est de ces morceaux, ça tiendra bien un mois pour l’plus sèches, plus pour ceux qu’n’a havis ! Faut pas vous inquiéter.
—Pa’t’ment ! confirma Joseph en montrant un morceau particulièrement noir. On pourr’l’manger c’lui-leuh en l‘jis. »
Martin examina le morceau désigné par Jurgen avant de présenter les quelques pièces sur le comptoir, en commençant par la jambe suspendue. « Oh c’morceau, j’vous l’fait pour… » Il soupesa brièvement sans mesure aucune la lourde pièce qui devait peser son quintal. « …huit pièces d’argent… c’lui-ci quarante de cuivre, lui pour soixante-dix…, poursuivit-il en faisant le tour, mais si vous avez des couteaux, ou d’sel j’peux vous les échanger. »
Au loin, alors que le cuisinier y jetait un œil, un chariot dont on ne voyait pas l’intérieur, plus imposant, dépassait sur le côté la charrette par le chemin de terre tandis que le cocher de cette dernière revenait d’un bon pas, jetant un œil au véhicule qui passait et à son bois plus riche.
Jurgen inspecta l’allure du vieux Martin, se rappelant avec une certaine nostalgie, l’histoire de comptoir d’un abjurateur plus vieux que vieux qui baragouinait des choses incompréhensibles et qui partageait, au moins le nom.
Il le salua à nouveau d'un sourire affable.
« Ah ! Faites-vous du bœuf séché ? Le jeune seigneur qui a mené la charrette jusqu’ici en recherche, quinze pièces de cuivre a-t-il dit ! J'espère que le prix vous convient, mais il a l'air malin et prompt à la négociation, affirma le barde, sans rien savoir. Quant à moi, je crains que la viande ne puisse survivre le voyage… »
Jurgen balaya à nouveau l’allure de l’homme qui lui faisait face et lorgna le comptoir, son estomac chatouillant ses tripes à l’idée de pouvoir cuisiner un bon ragoût, sur le voyage. Il pourrait ainsi permettre à ses compagnons de voyage de goûter sa spécialité et profiter du délicieux vin d’Argelas. Ainsi menés dans les tréfonds de Sonak, ils se retrouveraient avec la douceur désagréable de leur vin et l’idée faisait frémir le barde un peu chauvin.
« Quoique, ceci m’a l’air de bien se conserver !, s’enjoua le barde face à un morceau de viande fumé sur le comptoir. À combien le vendez-vous ? »
Il afficha un nouveau sourire et se reporta au dénommé Martin, non sans surveiller la charrette du coin de l'œil, incertain de ce qui se produirait s'ils l'oubliaient ici.
« J’ai pas d’probl’ ac’les sauces », assura Joseph au cuisinier tout en laissant là, satisfait, la conversation sur son trait d’humour.
Puis le vieux Martin beugla d’à travers le logis sans venir les accueillir en réponse au premier : « Qu’est-ce qui y a ?! »
Lorsque les deux arrivèrent à hauteur de la porte, ils purent apercevoir le fermier, les yeux fermés et la mine renfrognée sur une chaise à bascule, visiblement tiraillé entre le fait de se concentrer encore un instant sur on ne savait quoi malgré l’appel et de répondre à celui-ci.
En entendant Jurgen, Martin tourna finalement la tête, rouvrit les yeux et s’interrompit. D’abord surpris, le fermier acquiesça d’un signe de la tête, se levant pour aller saluer son ami ainsi que le barde.
« Martin, ‘chanté. C’bien ça ! L’bœuf et l’cochon. Qu’est-ce qu’il vous faudrait ? » demanda-t-il en montrant de la main son cabanon avec les différents produits à sécher : saucisses et jambons en tous genres.
Sur la gauche étaient pendus les produits les plus affinés et sur le droite les plus récents, plus volumineux.
Jurgen plissa les yeux. n'moniac ? Il supposa en moniac mais cela lui fait si directement penser à démoniaque qu'il n'avait pu réprimer cette expression. Une étrange angoisse lui remonta la gorge et le souvenir des instants de silence de Medea lui revint. Il s'en lava l'esprit, sans pouvoir retirer une tâche plus terne au fond des yeux.
Il sourit à Joseph, l'imaginant quelques instants crapahuter sur l'herbe après un blob, et secoua lentement la tête.
« Tant que la société protectrice des monstres ne vient pas vous embêter ! »
Il avisa Amaury et le jeune seigneur tout occupés à charger les ballots de foin. Si l'éducation de Jurgen s'était avérée meilleure, il aurait mis la main à la pâte. Mais la seule pâte dans laquelle il mettait ses mains se mangeait et ne provoquait aucun terrible rhume. Il en revint à la situation et observa le dénommé Martin. Puis de sa pupille terne, sourit : « Bonjour ! Je suis Jurgen. Votre ami Joseph m'a dit que vous vendiez de la viande, c'est bien ça ? » Puis il acquiesça aux propos du paysan, se demandant si la viande ne pourrirait pas. Tout allait bien, le fond de l'air glacial empêcherait tout de pourrir.
« Mh…Mh…, acquiesça l’agriculteur en écoutant consciencieusement le cuisinier tout en l’emmenant voir le vieux Martin. L’avait un gars qui nous a ‘appris l’blobball. On’joue parfois n’moniac d’l’herbe. On ‘vait mê’ gagné une fois ac’ Pron’lia ! » se réjouit-il d’un souvenir qui ne devait vraisemblablement pas être des plus récents.
Arrivés rapidement, Joseph appela fort vers la porte ouverte avant même de n’avoir pu apercevoir le fermier.
« Hé l’Mart’n ! T’as d’l’vis’te ! »
Puis il glissa, plus bas, à l’argelais : « Il a l’meilleures viand’d’villa’. »
Jurgen se sentit mieux que de le voir s’amuser de sa nature peu prompte à abuser des alcools forts et lui intima de ne pas s’excuser ; il ne pouvait pas savoir qu’Argelas était ville du vin et Jurgen plus prompt à la fin qu’à la soif.
Il se demanda, quelques instants, si les poules pondraient droit après le tord-boyau du paysan, puis dissipa l’idée en observant les légumes.
« Oui, très bien ! Parfait ! Une de chaque. Et, eh, qui sait, je repasserai peut-être par ici pour le retour. » Non, il appellerait Julia, mais cela Jurgen ne le dit pas. Il se rapprocha et récupéra sa poche roulée en boule dans sa veste, la dépliant d’un geste. Et dégota dans sa bourse huit pièces de cuivre.
Il laissa s’opérer l’échange avant d’écouter plus attentivement le paysan.
« Ah, des histoires, ça oui. Mais je ne voyage pas beaucoup, vous savez. Je reste surtout à Argelas, là, c'est plutôt exceptionnel, comme dirait l’autre. » Jurgen esquissa un sourire. « Argelas mérite le coup d’œil, mais c’est que j’aime beaucoup ma ville et le temple de Brastos. » Puis, avec un temps et une certaine forme de sagesse, jugea bon de préciser : « Mais tout le monde n’est pas fait pour y vivre toute l’année, c’est une fête constante, dans laquelle il y a le combat, le blobball, la cuisine, le vin… Et un goût trop prononcé pour les marchés. »
La charrette était toujours là, laissée plus loin. Le jeune marchand y était en train d’aider Amaury, le fils, à charger les bottes de foin dans le véhicule. Il en tenait une par-dessus l’épaule qu’il trimbalait habilement.
Pas de signe du cocher, il devait rester un peu de temps au barde.
Joseph ria de bon cœur en constatant les conséquences de sa boisson sur Jurgen. Il regarda le contenu qu’il restait et hocha la tête, s’empressant de s’excuser de lui en avoir trop servi.
« Pou’l’poules ! déclara-t-il en reversant le reste dans l’abreuvoir sur le devant de la maison. Vou’v’lez une botte d’chaque ? demanda-t-il ensuite en pointant les légumes dans le fond de la maison récoltés dans un panier. J'vous l'fais à quat' pièces l'botte."
Fin orateur, Joseph n’oublia cependant pas les raisons de son appréciation particulière des visiteurs.
« C’doit être bin d’voy’ger comme çô. Vous d’vez connaitre plein d’histoires. J’suis qu’allé une fois en ville mais j’mais Arg’las. »
Jurgen arqua un sourcil à la réaction véhémente du paysan, lui qui voulait ne pas abuser de l’accueil de ses hôtes, il venait de les insulter.
« Oui, faisons cela ! Je pourrais cuisiner ça à Ibrin !, s’exclama-t-il d’un ton enjoué. »
Voici qu’il pourrait cuisiner bien plus que prévu, à son arrivée à bon port… Ou plutôt, à bonne cité montagnarde. Car il fallait bien avouer que le froid ne s’améliorerait pas, une soupe à l’oignon ferait sans doute l’affaire. Jurgen se rendit compte qu’il n’écoutait que d’une oreille distraite les propos du paysan dont l’élocution requérait toute son énergie.
Bien heureusement, il raccrocha la charrette sans trop de mal.
« Le pain, oui. Toujours le plus essentiel !, s’amusa-t-il. »
Quand il servit l’alcool, Jurgen se retrouva bien attrapé à devoir trinquer, sans prendre le risque de briser le verre – s’il se coupait, il serait mal fagoté que de ne pas réussir à jouer correctement de la musique. Pris d’une soudaine inspiration de sagesse, il se contenta d’y tremper les lèvres pour en apprécier le goût.
« Voilà qui a de quoi faire trembloter le vin, ricana-t-il les narines débouchées pour trois générations. Pour les oignons et les blettes, me les apporteriez-vous à la charrette ? C’est que je dois y retourner – ne sait-on jamais qu’ils m’oublient ! »
Il eut un sourire avenant, cherchant par la fenêtre à retrouver la fameuse charrette, pris d’un étrange doute que faisait naître le dépaysement en Jurgen.
Voyant les pièces sur la table, le paysan s’empressa de refuser ces dernières d’un vigoureux geste de la main, la mine effarouchée. Sa situation n’était pas la meilleure du royaume, certes, mais si l’on apprenait qu’il faisait payer les gens venant chez lui, il aurait maudit sa famille sur cinq générations.
« Si vous v’lez, vous p’vez pay’r l’blettes et l’onion. », essaya-t-il de trouver une justification à ces pièces. Puis, en revenant à la question sur les accords commerciaux, il sembla montrer une hésitation, ne sachant pas trop ce que cette dernière signifiait.
« On l’donne la nourr’tu’ au’l’seign’r, b’coup d’nourr’ture. Puis que’ques fois l’aut’ Michel va l’vendr’au march’ la ville pour les c’réales et l’bêtes, et aussi quelqu’légu’.
En l’jis, n’a l’fromage et l’ragoût… pis surtout l’pain. »
Un verre fut servi pour son invité en souriant d’un air de dire : « On a ça aussi en lanjis. ». Pas davantage rempli que plein, alors que Joseph faisait fi des éventuels gestes lui disant d’arrêter.
Il s’en servi un pour lui-même à la suite : à ras-bord, qu’il souleva avec adresse pour tenter de le soulever et trinquer sans en faire déborder le contenu.
Jurgen suivait le paysan en tâchant de l’écouter avec la plus grande attention, malgré ses problèmes à la compréhension. Il fut ravi de rencontrer sa petite famille, de sa femme à son fils, il reconnut la technique de la panure qu’il octroyait aux morceaux de porc moins appétissant, ou dont le goût était presque désagréable – sans que pour autant il soit impropre à la consommation. L’équilibre délicat et son horreur d’un quelconque gâchis justifiait parfois que Jurgen mangeât des aliments frelatés et quasiment avariés. En tant que cuisinier, il se gardait bien d’en faire profiter ses clients, par éthique d’abord et par manque d’envie de les voir vomir.
Il inspecta le pain plat, remerciant la petite famille de l’inviter ainsi, une fois ou dix fois et découvrit dans le pain plat troué un charme tout particulier. Il s’imaginait déjà en garnir le cœur dans un quelconque plat.
S’il avisa la gnôle, il hésita quelques instants, le récit fait par l’un des membres de la Grande Guilde au sujet d’un alcool qui aurait rendu aveugle quelqu’un lui fit froid dans le dos. Pour autant, il accepta après un temps bien volontiers l’hospitalité de son hôte.
« Oui. Oui. Bien sûr, avec plaisir, commença-t-il avec un empressement à dissimuler son hésitation. Ce pain est une petite merveille. » Puis, il fouilla dans ses affaires et s’empara de quelques pièces. « Par ailleurs, avant que je n’oublie. » Il en déposa quelques pièces de cuivre sur la table. « Pour prendre la peine de me montrer tout ça. »
Il se promit qu’il ne boirait qu’une petite gorgée de l’alcool, de crainte que la charrette redémarre trop vite et qu’il ne se mette à chanter les paillardes d’Argelas. Il s’enquit, ensuite, avec une curiosité toute Jurgen :
« Vous avez des ententes avec la capitale ? J’imagine que ça ne doit pas être évident, en lanjis, vu comme il caille par ici. »
Une fois servit, si son hôte voulait trinquer, Jurgen trinquerait et prendrait qu’une toute petite gorgée pour s’assurer de ne pas finir ivre ou pire.
Joseph jeta un regard à la charrette et au blond qui était descendu en faire quelques tours pour se dégourdir les jambes. Il acquiesça.
A mesure qu’ils avançaient, le fermier dut reprendre. « Non non, c’l’caill’t’d’p’let, répéta-t-il, c’aut’chose. C’ac’ que’ques herbes, on l’met dans l’miettes pis d’l’graisse su’l’feu. J’vais z’y montrer ch’moi, v’nez-y ! »
Et il fit un détour vers chez lui, rallongeant la courte traversée du village par pas moins de dix mètres.
Ils pénétrèrent à l’intérieur et furent accueillis par sa femme, Ghislaine, et son fils, Amaury, qui furent en mesure d’expliquer au barde la recette des caillots de poulet avec plus de clarté : des sortes de croquettes de poulets cuits à la pierre plusieurs heures dont on avait détaché la chair et mélangé celle-ci avec quelques condiments d’ici. Une fois fait, on formait de petites boules avec, qu’on trempait dans de l’œuf, des miettes de pains, et plongeait brièvement dans la graisse de bœuf sur le feu.
Le fils s'en fut aller livrer le foin à la charrette, tandis que le père montra un exemplaire de ce que sa femme avait fait lorsqu'elle était allée au four la matin même.
« L’pain plat, c’ça », compléta-t-il en montrant un petit pain à la farine d’orge troué en son centre et cuit au four.
Comme tout provincial qui se respectait, l’accueil était une valeur importante chez Joseph, aussi ne put-il s’empêcher, avant de n’emmener Jurgen voir les quelques récoltes qu’ils s’apprêtaient à échanger avec ses voisins, de lui sortir un verre et d’attraper une bouteille dont il fut sur le point de lui servir le contenu.
« V’lez un peu d’gnôle ? »
Jurgen se demanda quelques instants quels choix de vie l’avait mené ici et maintenant à décrypter les mots que le paysan dévorait plutôt qu’articulait. Il se souvenait, avec une certaine tendresse, de ses folles années à suivre les préceptes du fondateur de la Grande Guilde, une tige en bois entre les deux pour s’enseigner une excellente élocution. Aussi, maîtrisant l’ouvrage, le logique Jurgen ne jugeait pas Joseph, d’autant qu’ils étaient frères d’une initiale.
Cela signifia beaucoup pour lui.
« À la bonne heure ! Je vous laisserai gérer les comptes avec le jeune homme… Qui ne m’a pas donné son nom, réfléchit-il. » Ce devait être coutume Proncilienne, et ne connaissant pas les habitants de la capitale, Jurgen se permit de juger de leur impolitesse crasse. C’était dans le thème étant donné que c’était la capitale de Donblas. « Le blond, là-bas. »
Puis, d’un sourire, s’engagea à ses côtés, en se dirigeant vers la demeure du dénommé Martin, prêt à refiler la tâche à n’importe qui – sauf lui. « De la farine d’orge, vous dites ? Excellent, excellent. Ça ne doit pas être mauvais avec de la bière, pour sûr. Le poulet y est mariné ? Vous n’êtes pas trop la cible d’attaques de brigands, par ici ? »
Il inspectait les lieux et progressait dans le village paysan, se souvenant, avec amusement, de la chanson paillarde au sujet de Pignu le Sec. Il secoua la tête et continua de progresser, suivant son nouvel interlocuteur en quête de blettes.
Le paysan écarquilla les yeux face à la démonstration lyrique de géographie, puis acquiesça. Il avait entendu parlé d’Argelas, mais, sans n’avoir jamais vu de carte, il ne retenait que plus facilement les provenances les plus communes des gens de passage… et des gens d’Argelas, ici il n’y en avait presque pas.
S’il savait néanmoins une chose, ce fut que ces voyageurs avaient souvent à raconter, et ce Jurgen avait l’air d’une fantasque jovialité.
Il releva le visage vers la charrette, restée plus loin, et acquiesça à la demande. « J’m’ap’l J’seph. J’peux lui’l’céder quelq’bottes al’c’lui-là, dit-il en hochant la tête en réponse à la liste de course. Pou’l’vache faudra r’voi’ l’vieux Mart’n et on’a pas d’planche ‘ci. », fit-il en montrant la maison du vieux Martin à quelques rues.
Il repensa ensuite aux plats régionaux, peu sûr de ce qui était régionaux dans un premier temps. Il repensa aux réactions d’autres gens de passage.
« D’par ch’nous on a d’pain plat ac’ d’l’far’ne d’orge et l’caill’t d’p’let », dit-il en montrant un fier poulet gambadant, tel Jurgen, à travers les rues, et j’dois b’in avOiR quelqu’ blettes à donner si vou’v’lez. »
Jurgen freina pour entendre la demande du jeune seigneur… Demande qui s’allongea en véritable liste de courses. Durant quelques instants, il se demanda s’il avait allure à cuisiner le pigeon et s’il devait se résoudre à passer à la casserole. Il balaya l’idée aussitôt arrivée et décida d’accepter la liste.
Le barde se répéta ainsi, bœuf séché à quinze pièces de cuivre, foin à vingt, planches d’une brasse et demi sans prix. Il s’éloigna en acquiesçant d’un signe de la main. Certain que s’il restait une minute de plus, le jeune seigneur découvrirait que le seul élément essentiel aurait été des coussins pour la banquette de la charrette.
Jurgen connaissait le patois d’Argelas, pour avoir ramassé les vignes dans ses folles années de jeunesse – pas si anciennes que cela. Mais devant les syllabes oubliées sur l’autel du franc-parler, le volubile barde demeura coi quelques instants. Ni une ni deux, il reconnut les onomatopées antriannes et secoua la tête.
« Mais non ! Ni l’un, ni l’autre. » Il tira sur la corde pour donner un effet dramatique à sa déclaration : « Je viens d’Argelas, chef-lieu des vignes, du combat et surtout de Brastos. »
Puis, il inclina la tête.
« Jurgen. Nous faisons halte avec mes… » Il désigna la charrette. « Hôtes de voyage. » Puis le détailla à nouveau. Il le laissa répondre et une fois les présentations en bonne et due forme, se hâta de refaire la liste des besoins du seigneur, en expliquant que cela venait du jeune homme.
Puis se ragaillardit : « Et si vous aviez quelques plats régionaux, je serais si heureux d’en savoir davantage… Tout comme quelques légumes, que je pourrais vous cuisiner en partie, si cela vous dit. En plus de les payer, la Grande Guilde paye toujours juste ! »
Sous bon œil, sous bon œil… Adonis avait une vue correcte, oui. Mais il préférait dédier sa vue à repérer les bonnes affaires. Il regardait le dos du cocher s’éloigner, sortant une pile d’affiches de son ouvrage. Aussi héla-t-il au cuisinier qui s’apprêtait à partir :
« Je veux bien, dit-il avec l’air dépité mais résolu de quelqu’un s’étant fait avoir, mais si vous trouvez du bœuf séché à moins de… » Il prit le temps d’estimer le prix dans sa tête. « … quinze pièces de cuivre par livre, et du fourrage à vingt la botte de cette taille environ, ajouta-t-il en mimant les dimensions d’une botte de taille moyenne entre ses mains, dites-leurs que je suis intéressé. Ca pourra rendre le voyage plus confortable, se sentit-il obligé d’argumenter. Ah, et des bonnes planches d’au moins une brasse et demi de long ! s’empressa-t-il s’ajouter dans une rare perte de son calme. Je vous revaudrai ça ! »
Déjà dans sa tête regrettait-il de ne pas avoir emprunté à Cène quelques-unes de ses boilles vides enchantés qu’il avait pour le lait. Il lui paraissait évidemment maintenant que l’opération aurait été on ne peut plus rentable.
Et puis tant pis pour ses clous ; ils les vendraient dans un prochain village.
Alors que Jurgen déambulait dans les allées, poursuivant sa propre quête, un homme l’approcha, lui souhaitant la bienvenue...
« B’jour s’r. Bienv’n’ dans l’vill’ge ! Vous v’nez d’Gorn ou d’P’on’lia? »
...d'un accent particulièrement prononcé - à défaut de ses syllabes -, et qui semblait trancher, même mis à côté du reste du village.
Après avoir fait démonstration de ses talents oratoires, le cuisiner se tint tranquille, s’absorbant dans la contemplation du paysage monotone qui défilait. Non, vraiment, Jurgen contrairement à Carnage et Massacre, était sédentaire et loin d’être grégaire. Il aimait la compagnie des gens autant que la solitude et ce voyage revêtait, malgré la sympathie de ses interlocuteurs, l’apparence d’une épreuve divine.
À la vision prochaine du village paysan, se sentant d’une soudaine joie que les cahots réguliers, moins douloureux pour son illustre séant, affectèrent à son moral, Jurgen trépigna un peu et de ses cordes chanta son impatience.
Dans son état normal, le cuisinier aurait vu la terre, la boue, l’absence cruelle de pavé et le froid glacial, mais en transe par le voyage : la civilisation naissait sous ses yeux. Jurgen inspecta les petites demeures, et se réjouit de débarrasser le plancher de la charrette, récupérant le minimum syndical de ses affaires.
« Très bien, très bien !, acquiesça Jurgen pour Sire Crivenère. » Puis, il se tourna vers le jeune seigneur en désignant ses effets personnels restants. « Vous les gardez sous bon œil, n’est-ce pas ? »
Si oui, il s’éloignerait sans retour. Il se dirigea vers un paysan pour inspecter ses cultures et discuta de la pousse, certain qu’il allait pouvoir concocter un vrai bon petit plat et, qui sait, nouer une entente avec la Grande Guilde temporelle. De son pas leste, il papillonnait ainsi dans le village.
Ainsi l’expérience d’Adonis fut enrichie en découvrant un pan du monde dont il ne se serait pas douté exister une seule seconde. Il avait délié la langue du barde, mais avait maintenant, au fond de lui, l’impression d’avoir fauté, d’être celui qui avait ouvert la boîte renfermant tous les démons de l’envers.
Il le regarda faire, ouvrant ses yeux plus grand qu’à son habitude sous la surprise, tandis que ses lèvres portaient le léger sourire d’une bienséante appréciation.
La cuisine n’était pas quelque chose qu’il avait appris à faire, mais il savait se débrouiller pour suffisamment cuir un gibier qu’il aurait attrapé ainsi que les rudiments de la chasse nécessaire à cet effet. Il se souvenait notamment de la viande crue, et peu ragoutante en l’état, d’une biche qu’il avait du avaler, faute de mieux, avant qu’il n’en ait été capable.
Il ne put s’empêcher de prendre ici et là quelques idées au barde : le verre de vin et le lait d’amande pour sauce ainsi que le retentissant « Et un peu de poivre en grains ! » dont il n’avait pas voulu dans sa tête mais qui s’y était tout de même fait une place.
Alors qu’il cherchait à s’en départir, les voyageurs eurent ainsi roulé un temps. La route s’était faite plus meuble, rendant le voyage plus agréable, et le jeune homme eut tout le loisir de se replonger dans son livre, entre quelques menues discussions.
Ils entraient à présent dans le dernier village paysan rattaché à Proncilia, le dernier avant un long moment. Là le cocher arrêta sa charrette, en profitant pour faire se reposer les équidés en bord de chemin, à proximité de belles touffes d’herbe rendue grasse par la pluie des jours passés.
Les paysans s’affairaient à diverses taches : nourrir leurs animaux, transporter les récoltes, rafistoler leur maison ou encore à du petit commerce… La plupart cependant relevèrent la tête en voyant la charrette.
« J’en ai pour un temps, j’ai des informations à récolter avant de reprendre la route, dit-il aux deux autres. Dégourdissez-vous les jambes tant que vous le pouvez. »
(HRP: S'il y a des sujets qu'il aura abordé durant les ellipses, n'hésite pas à me MP)
Jurgen n’était pas expert en géographie, mais il se demanda quel serait le chemin, à moins qu’ils ne s’arrêtent à la bibliothèque et qu’elle fut cette sorte étrange de caravansérail ? Il n’en connaissait guère le terme, mais si Jurgen avait bien une grande qualité était son vif esprit de déduction.
En tout cas, il s’en était persuadé le jour où il avait insulté Gabrielle inconsciente parce qu’elle pesait trop lourd, il pressentait le maléfice qui lui serait fait. Il frotta son nez et se décida, à tout le moins, à ne pas tirer une tête de six pieds de long. Quelque chose, dans ses tripes, appelait la nourriture pour s’apaiser. Le maléfice viendrait.
Il demeura assis, quelques instants, contemplant l’étrange chargement et se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de louer trois fortunes et demie les services de Julia. En plus, il lui plaisait de lui parler. L’érudite des chiffres dansait avec eux comme Medea dansait avec les solutions et Imeda avec les problèmes.
Un sourire gogue s’étira sur ses lèvres, à cette pensée. Un génie, était-il. Du genre un peu idiot, mais tout de même.
« Mais certainement, vous venez de la Capitale. » De toute évidence, à sa mine, selon Jurgen cela expliquait tout. Il se saisit de son luth et entama de jouer un petit air.
Et dans un rythme endiablé par son luth et ses talons qui tapaient en rythme, Jurgen dévoila, sous les yeux ébahis – ou pas – de ses interlocuteurs, la recette de l’ambroisine de poulet.
« Dans une grande cocotte,
Faites délier le lard languette,
Accompagné d’son poulet,
Et de deux oignons émincés,
Quelques gouttes de bouillon,
Un verre de vin blanc, (Oh, puis je vais en boire un.)
Et un verre de lait d’amande,
Et un peu de poivre en grains ! (Non ! Plus d’épices !)
Patientez trois quart d’heure,
Trempouillez deux tranches de pains,
Et dénoyautez pruneaux et dattes.
Mettez la main à la patte, (Oh ! Mais lavez-les avant !)
Mélangez tout ça bien fort,
Jusqu’à ce que la sauce prenne son essor. »
Et si Jurgen n'était pas exceptionnel, son timbre de voix était juste et, selon certains, son sourire communicatif.
"Ouais, une saleté qui vit sous la terre dans ces coins-là. " Le cocher ne s'attarda pas.
"Mais vous aurez de quoi reprendre des vivres s'il vous en manque en chemin. Notre route rallonge d'environ une journée par rapport à si on suivait la grand-route des héros tout du long, arrêt compris, mais elle est paradoxalement plus empruntée par les locaux à la sortie de Sonak. Et suivre le Weane est moins lassant, justifia le cocher. Ca vous inspirera certainement pour conter le voyage", lâcha-t-il d'un léger rire rocailleux.
Adonis s'étonna de la spécialité, entrouvrant ses lèvres.
"J'avoue ne pas avoir encore entendu de chanson parler de cuisine, mais je ne suis encore jamais allé à Argelas, bien que j'y ai là-bas de la famille. En avez-vous un exemple, de façon à nous faire une idée?"
Jurgen ne priait pas Donblas. Il ne priait que peu, en vérité, il disait pour se rassurer d’une quelconque rage divine, que les dieux étaient bien au-dessus de ces bassesses. Mais rien ne justifiait qu’il jugeât les domaines qu’il maîtrisait. Ainsi, il jugeait la maîtrise des arts de l’ingénierie de Jade, mais jamais la voix terriblement fausse de Medea. L’affaire, bien bouclée, le fit claquer ses cuisses – la brûlure sur ses paumes n’effleura même pas celle des cohues de la charrette, sans parler de l’odeur des arbres, de l’herbe, loin de celle des égouts, de la vinasse fermentée et régurgitée d’Argelas.
« Un enlaceur ? Qu’est-ce donc que cela ? Hostile, je présume, mhmh. »
Les prémices d’une chanson lui vinrent : Le sang aux pieds de Carnage et Massacre… Il secoua la tête, se gratta la nuque et en revient au jeune inconnu.
« Oh, vous savez. Je viens d’Argelas, j’ai été brave, mais bien inutile dans la forêt des ombres. Le prix est ce qui m’a motivé et je préfère les voyages plus légers ; nous allons plus vite. Et sans vouloir offenser tous les sudistes, je n’ai pas le sang assez chaud pour m’attarder. » Puis, il songea à la carte de Vesperae et s’interrogea plus clairement après les avoir laissés échanger.
« Attendez, vous voulez passer par Sonak avant Ibrin ? »
La nouvelle l’assomma aussi bien qu’un coup de tête. L’idée de devoir se traîner en forêt tout ce temps esquissa sur son visage une mine dépitée. Néanmoins, il ne geignait pas. Si bien qu’il releva que le jeune semblait voler le plus âgé, ou alors, il n’avait pas encore compris. Peut-être prenait-il des pièces d’une quelconque dette ? Il ne s’attarda pas plus longtemps.
« Je suis barde, je conte les histoires toutes en musique. Je suis d’ailleurs, sans vouloir me jeter des fleurs, plutôt connu dans le domaine : des recettes de cuisine faciles à mémoriser au travers de la musique. Quand les oreilles s’alignent avec le ventre… » Il frotta sa panse, un vague sourire encore hanté par la peur de voir son trajet rallongé. « Tout va pour le mieux ! »
Adonis inspecta le sabre un instant, puis en revint au luth. Cet homme était assurément une singularité.
C'est à ce moment que le cocher intervint : "Ils travaillaient à la ferme avant. Je les ai eu pour un bon prix à la mort de leur ancien propriétaire.
On a croisé un enlaceur sur la route qu'on prenait, le premier jour. Ils ont prit peur et ont couru à toute vitesse sur lui ; la charrette a achevé la saleté en l'écrasant. J'ai jamais su comment ils s'appelaient, alors je les ai renommés. Ils ont déjà vu pas mal de sang depuis... la bonne époque", soupira-t-il presque réminiscent.
Le plus jeune ajouta en souriant légèrement : "C'est une bonne chose que d'avoir un brave à nos côtés. D'ordinaire, les colporteurs aussi chargés que vous préfèrent les plus grandes caravanes sous la protection d'une troupe de mercenaires pour éviter les brigands et se protéger des monstres. Nous sommes contraints de casser les prix pour être véritablement intéressants.
-On croisera possiblement des premiers aux relais les premiers jours avant d'arriver au caravansérail de Sonak par lequel on doit passer. On devra faire attention au chargement", prévint Crinevère.
Le jeune adolescent inspira plus profondément qu'à l'accoutumée, semblant pondérer sur le métier de cocher.
"Je ne te prendrai que quinze pièces par mois et tu feras les réparations?"
Le cocher regarda du coin de l'œil celui-ci et répondit, après un temps de réflexion, un simple "Entendu." à son intention, un sourire énigmatique en coin.
Adonis reporta ensuite son attention au musicien.
"C'est étrange, jouez-vous d'ordinaire pour vous occuper lors de vos voyages? Ou faites-vous aussi troubadour, ou peut-être barde en guise d'à-côté?"
Jurgen se frotta la barbichette en un lent mouvement qui se voulait empli de réflexion. L’artiste se muait en véritable spectacle ambulant dès lors qu’il avait un inconfort. Et la charrette, aux cahotements, la désertion de la civilisation, étaient bien plus que nécessaire. Le nom des chevaux le fit arquer les sourcils en deux toits d’Argelas.
« Carnage et Massacre ! Quels noms, mais quels noms. Sont-ils d’une lignée ? Oh s’ils étaient placides, voilà qui serait d’une absolue et délicieuse ironie. »
Il voyait déjà l’histoire et réprimait sa verve volubile pour suivre le mouvement du jeune roi de la charrette. Après tout, s’il en existait des charlatans qui le prétendaient, les charrettes pouvaient également obtenir royauté.
Celle-ci était forte de son insurrection bien établie, affirma-t-il du fond de son crâne. Les prémices de quelconques notes et paroles émergèrent lentement jusqu’à ce que la voix de son interlocuteur les perce.
Jurgen était un fidèle de la Grande Guilde, aussi, ne se surprenait-il pas que le rang et l’or vaillent davantage que l’expérience.
« Mais je ne suis pas inquiet. Vous avez l’air tout à fait capables. »
Il tapota son arme, d’un geste assuré, et déposa le pied sur le coffret de huit mille tonnes à livrer.
« Ah, je suis meilleur en luth qu’en bataille, mais croyez-moi, je ne m’en irais pas si je peux aider. » Puis, Jurgen se laissa emporter par son insatiable curiosité, il imaginait déjà le chant de Carnage et Massacre, guidés par Crinevère qui leur prenait la crinière. « Pourquoi les risques seraient-ils plus grands ? »
Ibrin... le nom lui revenait, ou avait-il seulement demandé? Il ne savait plus. Le cocher acquiesça d'un "Hm" grommelant. Il tapa affectueusement le derrière de ses deux bêtes de sa main droite, deux mâles de trait abheleimentois à la robe grise. "Le dénivelé va être exigent pour eux, mais l'herbe y s'ra bonne", expliqua-t-il. "Ils sont effectivement réputés pour leurs chevaux là-bas, mais j'n'ai jamais encore essayé de race ibrinoise. Carnage et Massacre en profiteront certainement, écurie ou pas."
Adonis se replaça ensuite à l'arrière et s'assis, en face de l'énergumène, sur la sorte de banc présent de chaque côté. Il reprit d'abord sa lecture, puis s'interrompit au bout de quelques minutes. Relevant la tête vers le cuisinier, comme si une interrogation lui avait trotté dans la tête et l'empêchait de pleinement se concentrer sur l'ouvrage, il dit : "Ne vous en faites pas, sieur Crinevère est l'un des cochers les plus rentables de tout le royaume. Les risques sont certes plus grands, mais il a une réputation à tenir que de vous guider à bon port."
Sa voix, encore juvénile, traduisait néanmoins une certaine assurance, bien qu'il fut resté poli en toute circonstance, et tendait à reposer ses interlocuteurs de par son calme. Son intonation et son regard, expressifs mais étrangement adultes étaient soulignés par ses échanges avec le cocher laissant supposer une relation d'égal à égal, davantage que d'un adulte à un enfant.
(HRP: La cape en peaux de loups ne semble pas aussi vivante que sur l'image.)
Les cahotements incessants de la charrette heurtaient son coccyx et l’arrière de ses cuisses depuis qu’elle était montée. La sensation, d’abord désagréable, s’était muée en une torture infernale qui arrachait à son visage bruni une grimace. Il ne souffla pas une plainte pour autant, tous logés à la même enseigne, devaient composer avec les mystères du terrain. Et après tout, songea-t-il en triturant entre ses doigts le parchemin qu’il venait porter, Jurgen avait accepté en toute connaissance de faits.
Installé à l’avant, le cocher à la mine patibulaire ne lui inspirait aucune autre confiance que celle de casser quelques canines aux prédateurs mal avisés de s’en prendre à la charrette. Et l’arbalète servirait aux éventuels bandits des grands… Petits chemins. Lui-même, Jurgen, premier du nom, fidèle cuisiner de la Grande Guilde, avait perdu une molaire face à une mine patibulaire et son nez s’imprimait d’une torsion à cause d’elle. Il lui en tenait rigueur.
Il inspecta la caisse du précieux chargement, une boîte bien trop lourde pour sa taille, à destination des Velligen et d’un client. Un de Jade, ce qui expliquait son poids. L’ouvrage délicat de son amie pesait aussi lourd qu’un ivrogne qui retrouvait l’un de ses propres cheveux dans la soupe et qui essayait d’impressionner quelconque individu.
Le second, un adolescent, semblait bien héritier de quelconques maisonnées contre lesquelles les syndicats s’inscriraient en opposant. Cependant, il ne lui en tenait pas rigueur, c’était ainsi que le monde marchait. Il grimaça au nouveau rocher sur la route. Le sud, le sud, tout le monde ne jurait que par le sud mais ils n’étaient pas foutus d’avoir des rues pavées.
Il réajusta sa position, tira sa veste, ajusta son équipement, et alors qu’il s’échinait à remettre correctement son pantalon fut interrompu.
« J’te descends où déjà ? »
Sa remarque tutoyait l’impolitesse qui ulcérait profondément Jurgen. Ils n’avaient pas fait vendanges ensemble. Mais il ne le releva pas, après tout, leur guide les mènerait à bonne ville et en un seul morceau. C’était tout ce qui importait. Il balaya sa susceptibilité d’un sourire.
« A Ibrin ! En plus, si vous y faites halte, les écuries où je vais accepteront sans doute de s’occuper de vos belles bêtes. N’est-ce pas une excellente nouvelle... Sire... ? »