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Aveux
Texte de Nils
"Lucinda,
Je devrais, j'aimerais m'excuser, mais je n'en ferai rien ; non pas que vous en êtes indigne, au contraire, mais ces excuses ne seraient pas sincères. Quoi que l'on ait pu dire à mon sujet, vous le savez désormais, je ne suis pas quelqu'un de bien. J'ai fait du mal à des gens qui n'en méritaient aucun, et je me suis servi de vous, comme tant d'autres avant moi, pour des raisons aussi viles et égoïstes ; parce que j'en avais besoin. Je voulais vous faire souffrir de la même manière que j'ai souffert, parce que je voulais qu'au moins une personne sur ces terres comprenne. Je le veux encore. Vous adresser des mots dénués de sentiments serait une insulte cruelle.
Demeurent mes actes indéfendables. Puisque Donblas semble nous avoir abandonnés, et que vous êtes trop généreuse pour demander réparation, il appartient à moi d'essayer de vous rendre justice. Ma vie ne vous serait d'aucun service, et ma perte ne vous apporterait rien. Non, je vous ai imposé mes émotions, je vous livre donc les leçons que j'en ai tirées. Une maigre consolation, j'en ai conscience, mais peut-être saurez-vous l'utiliser pour vous-même, ou d'autres personnes bien meilleures que je ne le serai jamais.
Je crois que nous avons tort de craindre la colère. Elle est une armure et une alliée fidèle, seule capable de nous maintenir quand notre monde s'effondre. Qu'elle soit juste ou déplacée, tenter de la réprimer la dénature en une arme qui se retourne contre nous. J'aurais dû continuer d'exprimer ma frustration quand mes camarades et leurs parents s'en prenaient à ma mère, plutôt que de la laisser couver. Je ne serais sûrement pas ici aujourd'hui, et Vesperae ne s'en porterait que mieux. J'aurais dû laisser libre cours à ma fureur face à mes supérieurs lorsqu'ils ordonnèrent un génocide, et je compterais sans doute plus d'amis vivants que d'ennemis voulant nous abattre. J'aurais dû faire parler ma hargne dès le début de ce conflit, et vous n'auriez pas à lire cette lettre.
Au lieu de quoi j'ai vainement tenté de la contrôler, comme nous avons tenté d'étouffer les vôtres, et les innocents en payent le prix. J'ai causé plus de torts aux mages blancs qu'aux mages noirs, je m'en suis pris à des enfants, et je vous ai attaquée. Je n'ai pas su protéger les miens. J'ai tué Lynnae.
Gabrielle l'a compris, mais je ne vous apprendrais rien en vantant ses qualités. Sans rage, nous sommes faibles et lâches, car la peur règne au-delà de tout Roland. La peur de se tromper, de blesser, se blesser, de mourir ; ou de vivre dans le regret. On recommande souvent de l'affronter, mais vous et moi savons que l'on ne la combat pas ; au mieux, on l'apprivoise, et la plupart d'entre nous ne peuvent que l'accepter. J'ai peur de vous. Je suis toujours aussi terrorisé à l'idée de me battre. J'aurais dû être emporté par Vanilius il y a dix-neuf ans déjà, puis une lame ennemie de trop nombreuses fois, ou la mienne. Je ne dois mon sursis qu'à une sadique ironie divine, et au fiel qui m'anime. Qui m'animait. Je le sens s'éteindre, consumé, me laissant las et épuisé. La colère est un feu qui doit être entretenu. J'ai vu plus de compagnons tomber sous le coup du désespoir que des armées de Norgûl.
D'aucuns parleraient de joie, ou d'amour, et ils auraient raison. Il faut choyer ces moments, ces liens précieux, sans quoi nos vies seraient vides de sens. Aux heures les plus sombres de mon existence, j'ai désiré n'être qu'un soldat ; pour ma patrie et mon peuple, arguant la nécessité, le sacrifice. Je me fourvoyais. Ceux qui fuient l'affection ont rendu les armes face au chagrin, et le devoir ne fait pas l'individu. Si les dieux ont un plan pour nous, je resterai persuadé que nous sommes plus que notre mission. Mais la joie est friable, et l'amour délicat. Certains le disent traître ; je pense que nous sommes ceux qui le trahissons. Il ne s'est jamais prétendu éternel, pas plus qu'il n'a caché la peine qui l'accompagne.
Nous nous en servons aussi froidement que les nobles de la piétaille, en fer de lance ou bouclier, le brandissant parfois tel un étendard pour l'envoyer au front de nos propres intérêts. Nous le maltraitons, le défigurons, jusqu'à ce qu'il corresponde à ce que nous voudrions masquer. J'aime mon roi, et Gabrielle vous aime plus encore, mais ce n'est pas l'amour qui nous fait rester. Nous n'avons nulle part où aller. J'aime Livia comme on aime un idéal, et je mourrai peut-être pour elle ; parce que je ne tiens plus à vivre sans rien à quoi me raccrocher. Nous aimons nos sœurs respectives plus que tout au monde, mais il ne s'est jamais agi de les protéger quand nous les tenions éloignées durant toutes ces années ; nous n'osions pas confronter notre honte, Adèle et moi.
Ne vous détournez pas de vos remords. Si la peur est notre survie, la colère notre conviction, et l'amour notre raison d'être, ils sont notre avenir. Faites-leur face, mais sincèrement. Ne leur opposez pas votre détresse. Respectez-les. Vous m'avez fait entrevoir une vie sans eux, une vie sans rien, et à cet instant, je n'étais plus humain. J'ai compris alors que j'en avais besoin, comme un alcoolique son verre de vin. J'ai compris que je me complaisais dans mes erreurs passées, prétextant leur hantise alors que je les accueillais à bras ouverts, cherchant l'insomnie. Je rêvais qu'ils m'excusent pour ce qui ne pouvait être pardonné. Je souhaitais qu'ils m'affranchissent de regarder la vérité.
Je suis un monstre. Je le dis sans exagération ; sans amertume, ni tristesse. Je suis seul responsable de ce que j'ai fait. Aucun dieu, aucun souverain, aucun autre ne m'a forcé la main. J'aurais pu tout quitter, et devenir ce quelqu'un de bien. Je ne l'ai pas fait, je suis resté, parce que je le voulais.
Merci, Lucinda. Je peux enfin partir en paix.
Nils"